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Le seul fait de cette double représentation d'un sentiment qui n'est uni- versellement perçu que d'un seul côté, sauf par les plus grands maîtres du drame, indique qu'il y avait en lui quelque chose de leurs dons. Et si on prenait une à une chacune de ces chansons , on y trouverait une action , des personnages dont le caractère est indiqué d'un trait, souvent un dialogue, une scène de comédie, étonnamment indiquée en quelques strophes. Dans chacun de ces riens, si mouvementés, si scéniques, il y a une étincelle d'un génie capable de saisir l'homme depuis le rire jusqu'aux larmes, et de retracer le tableau complet de la vie humaine.

III.

Assurément, l'amour tel qu'il a été chanté par Burns n'est, à tout prendre, ni très profond, ni très élevé. Ce n'est pas là un de ces amours qui ont illustré les cœurs qui les ont éprouvés, et allumé, pour les cœurs nés ensuite, un idéal nouveau de tendresse, très doux ou très éclatant. Il n'y faut chercher ni la chaste constance de Pétrarque, ni l'adoration symbolique de Dante, ni la passion brûlante et raffinée de Shakspeare. Et, pour emprunter d'autres noms à nos temps si préoccupés de la passion souveraine, ni l'admiration prosternée d'Elizabeth Barrett, ni la doulou- reuse élévation de Musset, ni les tortures ironiques et héroïques de Henri Heine. Ce sont là les plus hautes formes de l'amour dont le cœur humain ait jusqu'à présent donné l'exemple ; et les œuvres qui les conservent, qu'elles brillent d'une lueiu" d'opale comme les sonnets de Pétrarque, ou du feu des rubis comme ceux de Shakspeare , sont des clartés sur le chemin des cieux.

L'amour de Burns ne peut compter parmi eux. Pour être parmi les plus élevés, il lui manque un élément idéal, quelque chose de chaste, une aspiration vers le haut, l'effort pour devenir plus digne de la bien- aimée, le sentiment qu'elle est toute pureté et que le cœur qu'elle habite doit être purifié pour elle ; ou le sens plus moderne d'un progrès commun, la joie de gravir ensemble, et eu s'aidant l'uji l'autre, la colfine du mieux. Il lui manque aussi, ce qui est le laurier au front de l'amour, le dévouement, l'oubli et le don de soi-même. Il demeure personnel, égoïste, un moi presque haïssable s'y trahit toujours. Il n'a pas connu la générosité sublime de l'amour , il n'a pas fait largesse de lui- même. Quelque valeur qu'ait une âme humaine, elle la dépasse encore par le fait de s'offrir, et un cœur n'a jamais atteint tout son prix tant qu'il ne s'est pas donné. Ce qui fait l'incomparable beauté des sonnets d'Elizabeth Barrett Browning, c'est sa façon de s'oublier devant celui qu'elle aime , de répandre sa vie à ses pieds comme un parfum. La personnalité toujours arrêtée de Burns est à l'autre extrémité ; cette munificence suprême lui a été refusée. D'autre part, pour être parmi les