Page:Angot - Louis Bouilhet, 1885.djvu/93

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… Les hommes sont si mauvais
Que, sans pleurer je m’en vais
Du monde.
Pour la haîne ou l’amitié
Je n’ai plus qu’une pitié
Profonde
… Je mange et je dors en chien ;
Plus rien de noble et plus rien
D’austère !
Comme d’un cruchon fêlé,
Mon esprit s’en est allé
Par terre[1]

Pourquoi faut-il que ces strophes désolées terminent les Dernières Chansons ? Nous voudrions pouvoir les passer sous silence, mais elles appartiennent à la vie de rame de notre poète, et il faut les signaler pour démontrer comment la maladie et les approches de la mort peuvent énerver les caractères les mieux doués. Bouilhet était sur le point d’expirer, quand il traçait ces lignes d’une main tremblante. Singulière coïncidence ! Le poëte autrichien, Nicolas Lenau, écrivait aussi, peu de temps avant sa mort, pénétré d’une sombre mélancolie : «…Comme le gaz léger qui s’échappe d’un cruchon de bière débouché, ainsi s’en iront de ma tête fêlée mes fantaisies volages… » — Louis Bouilhet ! Nicolas Lenau ! se rencontrant dans la même pensée et dans la même image ! Étrange rapprochement de deux belles intelligences prématurément brisées par le Sort ! Qui pourrait garder rancune à ces poètes de leurs paroles amères ? Que celui qui se sent incapable d’une faiblesse leur jette la première pierre ! Bouilhet a donné assez de preuves de la santé de son esprit et de son ardeur à triompher des difficultés de la vie pour qu’il lui soit pardonné quelques mots de découragement. Bouilhet ! Lenau ! Pauvres poëtes !

  1. Abrutissement