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Fédor ne livrait jamais ses secrets. Il en avait de lourds…

Outre ses affaires personnelles, il dirigeait les fils de la plus vaste association mystérieuse du monde contemporain.

En lui se résumaient les plans et leur exécution. Les ordres partaient de son cerveau, jamais écrits, câblés par le téléphone sous-marin quand il était aux îles, transmis oralement par des courriers lorsqu’il demeurait sur le continent.

Les affiliés avaient pour messagers, souvent, des gens qui ne se doutaient pas du métier qu’ils faisaient.

S’agissait-il d’une « partie » ? Un compagnon disait à un conducteur de voiture, à un facteur rural ou à un colporteur allant par les campagnes d’avertir « un tel » qu’on « jouait » le dimanche suivant, et qu’il ne manque pas de venir avec ses amis.

Dans le monde de l’échelon supérieur, les choses partaient du même principe, mais se passaient un peu différemment.

Les « joueurs » recevaient une carte de Mme X… ou de la comtesse de L… — suivant le milieu social — avec ces mots : « Sera chez elle le… (et au-dessous) : On jouera. »

Quand il s’agissait d’une grande réunion, les journaux locaux publiaient à la chronique mondaine « Mme M. rouvre ses « salons » cet hiver et recevra le 1er de chaque mois, de dix heures à minuit, à partir du… On jouera. »

Tous les compagnons de l’Étoile-Noire étaient ainsi avertis aussi sûrement, aussi rapidement que par des convocations personnelles.

Ils avaient, pour se reconnaître entre eux, un signe de ralliement : le salut. Voici comment : après avoir remis leur chapeau sur leur tête, les hommes laissent tomber le bras droit le long du corps, en levant les yeux vers les étoiles.

Un jour, à Paris, Fédor s’était amusé à faire organiser une réunion secrète par l’ambassadeur de l’Alaxa lui-même. C’était alors le comte Balmontal, qui représentait à Paris l’empereur Alexis III.

La veille du jour où le diplomate officiel devait partir pour son voyage annuel à Arétow, le prince kouranien le rencontra au cercle du Jockey.

— Avez-vous quelques commissions pour notre pays, prince ? dit l’ambassadeur slave en abordant Fédor.

— Notre pays, cher comte, n’est pas le même. Je suis Kouranien, moi.

— Sans doute, mais nous sommes maintenant rangés sous un même drapeau…

— Qui n’ondule pas au même souffle, monsieur l’ambassadeur. Seulement il ne s’agit guère de cela en ce moment. Vous avez l’obligeance de me demander mes souvenirs pour les quelques amis que je possède en votre capitale. J’accepterai volontiers, parce que je suis certain de causer un vif plaisir à ceux vers lesquels je vous adresserai.

Et comme l’ambassadeur s’inclinait, souriant :

— Allez donc, quand vous en aurez le loisir, voir le grand-duc André à Sératopolof. Vous trouverez un homme charmant, un palais splendide, et, venant de ma part, vous serez reçu à bras ouverts. Annoncez-lui que le 15 du mois prochain, je me propose d’aller faire chez lui une bonne « partie ». C’est un joueur émérite, un partenaire que je vous recommande, si vous aimez le jeu.

— J’aime le jeu, le vin et les belles, mon cher prince, et je serai très heureux de connaître, sous vos auspices, un personnage aussi estimé que le grand-duc André.

C’est ainsi que le serviteur fidèle de l’empereur avait accompli à l’égard du cousin — jaloux et félon — d’Alexis, l’acte le plus hostile à son gouvernement, en avisant à temps un des chefs secrets de la redoutable association des compagnons de l’Étoile-Noire qu’ils devaient se réunir le 15 du mois prochain pour entendre d’importantes communications du prince Fédor Romalewsky, grand-maître de l’ordre.

Fédor pensait à toutes ces choses. Peut-être, élaborait-il le programme de la prochaine assemblée.

Yousouf, l’œil sur l’aiguille de son galvanomètre, songeait aussi :

— Qu’est devenue la jeune femme que j’ai sauvée ?… Elle a repris connaissance, elle vivait… mais qu’en fera le maître ?

Il le regarda et fut frappé de son énigmatique visage.

— Ah ! si j’osais l’interroger ?… poursuivait le capitaine en son monologue. Il paraît fermé, ce matin, il contemple au loin la mer… la mer où s’est englouti notre yacht superbe avec son joyeux chargement. Mon Dieu ! un yacht perdu ! Qu’est-ce, un yacht perdu, pour un homme qui en possède vingt… et le moyen d’en construire cent ?… Et qu’est-ce que le pauvre Yousouf pour lui ?… Un autre genre d’épave, sans doute…

Et les prunelles du marin se noyaient malgré lui, il ne voyait plus son aiguille oscillante, il penchait lourdement sa tête chargée de pensées.

Au cœur de Yousouf le marin, une petite fleur bleue était née. Dès le début du voyage, il avait remarqué la jeune femme jolie, rieuse, toute nouvelle épousée, attirante et alanguie comme une rose un peu fatiguée de soleil.

Pendant les longues heures de quart, il avait contemplé ce gracieux tableau inscrit en sa pensée d’une créature exquise que son désir timide évoquait sans trêve.

Isolé sur la mer mouvante et morne, le marin souffre de la détresse antinaturelle d’être perdu loin du doux et délicieux contact que voulut pour l’homme le Créateur…

Un jour, pendant cette courte traversée si tragiquement close, il avait eu une angoisse très douce, dont tout son cœur avait vibré.

Sur le pont du navire, secoué d’un léger tangage, Hanna avait soudain perdu l’équilibre et était venue glisser aux pieds du marin, solide comme un mât. Vivement, il lui avait tendu une main secourable et dégagé son pied d’un rouleau de cordages où il s’était embarrassé.

Toute rose, la jeune femme, forcée d’accepter l’aide offerte, avait éprouvé une seconde de trouble : ses cheveux s’étaient dénoués, le peigne d’écaille blonde avait roulé au loin, et confuse, maladroite, souffrante aussi, la jolie colonelle avait dû, au lieu de regagner de suite sa cabine située au-dessous du pont, accepter le repos d’un instant dans celle du capitaine.

Hanna s’était vite remise. Très mondaine, coquette d’instinct, elle entreprit, en riant, de refaire son chignon devant la toilette du jeune homme pendant que celui-ci, plus ému qu’elle, la regardait avec un battement de cœur, heureux de respirer ce parfum chaud venu des boucles épaisses que deux bras levés tordaient…

Après le départ de la jeune passagère, il avait été tout heureux de retrouver, entortillé au bouton de son uniforme, un long cheveu blond…

Ce cheveu, il l’avait gardé précieusement…

Dès lors, Yousouf rêva d’amour…

Et, pourtant, l’amour ne lui était-il pas interdit à jamais ?…

Les soirs, en accomplissant sa ronde obligatoire à travers tous les étages du navire, il osait s’arrêter un peu à la porte d’Hanna. Comme un coupable, l’oreille à l’huis, il écoutait… puis remontait chez lui, les jambes plus molles, le cœur plus triste… les tempes bourdonnantes.

Et, au moment terrible marqué par la haine de Fédor Romalewsky pour la perte des passagers de l’Alcyon, Yousouf avait eu une révolte de tout son être, devant la mort affreuse qui allait prendre comme les autres Hanna, l’adorable et innocente créature…

Il avait formé le projet de la sauver, envers et contre tous… Et pourtant, sa volonté avait dû plier, comme toujours, devant celle du maître tout-puissant…

Aux défenses de Fédor de sauver qui que ce fût des ennemis qu’il avait désignés, Yousouf avait senti son cœur saigner… Mais il lui fallut obéir…

Il ne put que jeter à la jeune femme la ceinture de sauvetage au moment où il quittait, l’âme déchirée, le navire brûlant…

Maintenant, elle était sauvée… sauvée par lui !

Une joie intime emplissait le cœur du marin à cette pensée…

Mais où était la jeune femme ? À quoi la destinait Fédor ?

Oh ! Certes, il reverrait Hanna, à présent qu’un horizon splendide s’ouvrait sans entraves devant son espoir.

Le malheur de la pauvre créature la rapprochait de lui. Une égalité de peine la jetterait aux confidences, sans doute…

Lié par un serment, lié surtout par l’égoïste pensée du nivellement d’existences survenu entre eux, il ne lui révélerait jamais l’atroce cause du sinistre voulu… Mais il essaierait de conquérir un peu de bonheur auprès d’elle.

À l’avant, le matelot de service, l’œil au loin, sur l’horizon, fixait le massif de l’Île Verte, encerclée d’algues couleur d’émeraudes… et son cœur volait plus vite que le bateau…

— Je vais voir Nadia, songeait-il, Nadia ma promise… Monseigneur Boris a consenti à notre mariage, et dans quelques semaines j’emmènerai ma femme à l’Île Rose, dans notre jolie petite maison. Je ne naviguerai plus au long cours avec mes maîtres, je ferai seulement du cabotage entre les îles, je rentrerai chaque soir « chez nous »… Quel bonheur d’avoir de tels maîtres, et comme j’ai bien fait de quitter nos terres dévastées de Kouranie pour suivre Monseigneur !

Et Mariska, où donc voguait son rêve, pendant cette jolie promenade, sous le soleil très doux et sur l’eau berceuse ?

Elle le montra tout haut, en mettant soudain sa main mignonne sur le bras de son frère.

— Fédor, je n’ai jamais assisté à un mariage en France. Que fait une demoiselle d’honneur ?

— Elle accompagne la mariée, ma chérie. Elle la suit à l’église, quête avec un cavalier choisi généralement parmi les amis ou parents du jeune mari. Elle assiste, escortée par le même chevalier servant, à toutes les cérémonies et fêtes du mariage.

— Ah ! c’est très amusant !… Dis-moi encore, comment s’habille-t-on ?

— En robe de visite très élégante pour la messe et en costume de bal pour le dîner et la soirée.

— Comment serai-je, moi ? Je me trouve bien loin des élégances, ici…

— Tu reçois, je crois, tous les journaux de mode de Paris. Tes femmes de chambre sont d’une habileté rare. Tes brodeuses japonaises font des merveilles.

— Sans doute, mais il me faudrait une ouvrière de la rue de la Paix.

— Ne t’inquiète pas de si peu, petite sœur… Nous partirons huit jours avant la cérémonie, et tu auras le temps de choisir tes toilettes et de les faire exécuter.

— Ce sera mieux.

— J’en doute. Tu es exquisement habillée ici. Ce matin, tu me sembles délicieuse, petite reine.

— À tes yeux, frère… Mais, ainsi que le dit Yolande, je ne suis pourtant qu’une Robinsonne.

— Une Robinsonne du dernier bateau. Ce corsage en voile ajouré de broderies, cette jupe de drap souple courte, moulant tes hanches et découvrant tes fines chevilles, ne sauraient mieux t’aller sortant de la première maison des grands boulevards.

— Je n’ai pas le chic d’une Parisienne.

— Tu as mieux, à mon avis…