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Il redescendit un autre escalier aux marches couvertes de mousse et menant à la cour intérieure.

Là encore, quelques traces de cultures. Un vieux pan d’escalier, debout contre le mur, soutenait un énorme kakis tout couvert de ses fruits oranges.

Fédor resta surpris. Il s’approcha tout près, mit ses deux mains de chaque côté de ses yeux pour rétrécir son objectif, se faire des oreillères enfermant la vision, et il demeura là, immobile, voulant l’illusion de jadis devant cet arbre reverdi par la nature immuable, impassible et féconde… ce pauvre arbre resté pareil au passé.

Fédor se sentit troublé, alors, par la présence soudaine de ce passé, par les effluves de la patrie qui lui arrivaient, plus puissants.

Oh ! l’air natal, comme il agissait sur lui !

Un fruit roula aux pieds du prince, un souffle de brise agita vers lui une branche chargée et Fédor prit un kakis en murmurant :

— Merci !

Le fruit était à point, sucré, exquis comme une succulente marmelade.

De la cour, le promeneur désolé redescendit vers les jardins en pente conduisant aux prairies, où s’élevait maintenant l’asile protecteur de mille orphelins.

On avait planté là des arbres à ombrages, on avait entouré l’asile de pelouses pour que le troupeau de vaches laitières nécessaires à l’alimentation des enfants pût paître librement. De grands espaces sablés permettaient aux petits pensionnaires de jouer sans danger.

À l’heure où venait le prince, tout l’extérieur était désert ; la vie matinale se résumait aux dortoirs.

Fédor entra en maître. Sur le seuil, il croisa une religieuse avec laquelle il échangea un salut et passa.

Des sœurs affairées sortaient de la salle de bains soutenant dans leurs bras des marmots enveloppés de laine blanche, leur petite tête émergeant avec des rires de bien-être, du flot mousseux et doux.

D’autres sœurs portaient de grands plateaux chargés de bols de lait.

Fédor poussa une porte..

Deux rangées de lit de cuivre, s’alignaient en vis-à-vis contre le mur peint en bleu clair, en enfilade immense.

Une bande de jeunes servantes, habillées de blanc, levaient les enfants, tout en leur parlant de puériles choses.

Au hasard, le prince s’approcha d’une couchette. À sa vue, le bambin s’enfonça sous ses draps, mais Fédor palpa délicatement le petit corps à travers la couverture ; un rire partit aussitôt du fond de la cachette, deux bras jaillirent et se nouèrent au cou de l’arrivant :

— Bonjour, monseigneur !

Et partout, de tous les coins, s’éleva un appel joyeux, claironnant comme une musique aiguë, mais mitigée de respect :

— Monseigneur !… Monseigneur !…

Dans une salle suivante, il en rencontra de plus grands. Ceux-là déjeunaient autour de petites tables. La vue du bienfaiteur amena sur les physionomies un sourire de joie, non parce qu’ils comprenaient déjà le bien immense qu’ils lui devaient, mais parce que le beau visage attendri du prince, si bon et si simple avec eux, les captivait.

Fédor était en tout un charmeur. Même dans les actes sérieux auxquels l’obligeait souvent sa situation, il gardait toujours l’attraction, en quelque sorte magnétique, émanant de sa nature spéciale, élevée, toujours en harmonie avec l’ambiance.

La troisième série des enfants, ceux de douze à quinze ans, était déjà sortie. Ils jouaient et couraient en plein air avant de commencer le travail des ateliers respectifs, où ils apprenaient l’état destiné à leur permettre de subvenir plus tard à leurs besoins.

Avec ardeur, ils s’exerçaient aux barres et au footing.

Un coup de sifflet du surveillant les figea sur place, puis ils aperçurent le bienfaiteur et d’un élan coururent à lui, l’entourant, levant vers son visage leurs yeux naïfs, purs, confiants.

— Mes chers enfants, dit le prince Fédor, en caressant les joues des plus proches, vous aurez demain toute la journée congé. S’il y a parmi vous des punis, je fais grâce. Vous aurez au concours trimestriel de jolies récompenses. J’ai commandé des montres d’or avec de belles chaînes. Il faut tous en mériter pour emporter, en sortant d’ici, un objet qui vous marque les heures et vous rappelle sans cesse celles que vous avez passées dans cette maison… Quelques-uns d’entre vous ont-ils une confidence à me faire avant mon départ ?

— Moi ! cria un grand garçon d’environ quatorze ans, je vous attends depuis si longtemps, monseigneur !

— Viens, mon enfant. Suis-moi.

Le prince altier, autoritaire, le grand chef de l’ordre mondial de l’Étoile-Noire, le justicier implacable, s’en alla par le jardin, suivi de l’enfant, de l’orphelin, tout prêt à mettre dans ce petit cœur le baume dont il avait besoin…

C’est que Fédor avait pleinement compris sa tâche : être le protecteur, le père, l’ami, celui qui remplace la famille pour l’enfant sans parents.

Ses pupilles savaient cela. Aucun ne redoutant une rebuffade, les grands événements de leurs jours et les grosses peines de leur âme étaient fidèlement confiés au frère de Mariska.

Quand ils eurent franchi la barrière, l’élève prit affectueusement la main du prince et la baisa :

— Monseigneur, dit-il, on n’est pas juste pour moi, ici.

— En es-tu bien certain, mon ami ?

— Absolument. Je vous attendais avec impatience pour vous le dire. J’ai de la peine à travailler. On m’enseigne le calcul, l’orthographe, la géographie ; j’ai horreur de ces choses.

— Mais si tu as du goût pour un métier manuel, que ne le dis-tu ?

— Je l’ai demandé cent fois, mais le directeur prétend qu’à cause de ma famille — des nobles ruinés pendant la guerre, vous savez — je ne suis bon qu’à me destiner à un emploi libéral. Moi, je veux être soldat.

— Pourquoi ? C’est bien plus dur.

— Oui, mais on se bat, on se tue… et moi je veux tuer ceux qui ont tué mon père et asservi mon pays.

Les yeux du gamin flambaient en parlant ainsi. Il avait le geste violent qui cingle.

Fédor le considéra, pensant : « Voilà une armée qui se lève, une armée de vengeurs. »

Il répondit :

— Je vais parler de toi à ton maître de section, tu suivras la classe moins assidûment, tu iras davantage au gymnase et tu feras l’exercice du fusil avec les grands.

— Quel bonheur !… Oh ! je savais bien, monseigneur, que vous m’approuveriez !

— Tu n’as plus rien à me dire ?

— Si : que je vous aime… et que je vous remercie.

Aucun autre élève n’avait à se plaindre. Le prince repassa dans toutes les parties de l’immense bâtiment où se tenaient les écoliers et s’en alla après avoir au directeur la commission du futur conscrit.

Une heure plus tard, le prince Fédor reprenait, à cheval, le chemin de Kronitz.

Là, il avait encore un devoir à remplir. L’hospice des vieillards ne devait pas être plus négligé que celui des enfants.

Fédor accomplit sa visite charitable dans chaque salle. Il écouta les lamentations de ceux qui souffraient…

Il leur répéta que le rêve d’exister aura un bel éveil et que les courtes minutes pendant lesquelles on s’agite tant pour être heureux ne valent pas la peine de se créer pareil souci. Il ordonna aux surveillants d’accorder tout le bien-être possible aux pensionnaires, de donner sans calcul ce qui pouvait amener plus de joie.

Il voulut qu’on offrît à ses protégés des fêtes, des promenades en voiture, des comédies, des concerts ; en un mot, il voulut, selon l’étendue de ses forces, remédier à ce mauvais sort dont tant d’êtres sont victimes on ne sait pourquoi.

Fédor essayait de réparer, d’atténuer, d’adoucir, de rendre les journées plus faciles à passer, le cœur plus léger, d’ôter du monde, autant qu’il le pouvait, de la douleur.


DEUXIÈME PARTIE

La Revenante


I

EN AUVERGNE

Au milieu du cratère de la Nugère, au-dessus de Volvic, en Auvergne, sur le pré ras tout panaché de fleurettes et autour d’une nappe couverte d’un confortable lunch, se trouvait réunie une petite société de touristes, venus en excursion d’une station thermale voisine.

C’étaient la marquise de Montflor, son fils Jean, sa fille Yolande, le fiancé de celle-ci, Paul Karakine, et un de ses amis, Georges Iraschko, qui les avait amenés tous dans son automobile, une superbe quarante chevaux.

— Je suis en rupture de traitement, dit la marquise avec un sourire, tout en portant une coupe de champagne à ses lèvres.

— Bah ! pour une fois, chère madame, répondit Paul ; on ne boit pas tous les jours en l’honneur des fiançailles de sa fille, sur un volcan.

— Éteint… ajouta Yolande.

— Mais bien capable de se rallumer aux feux de l’amour, rallia Georges affectueusement.

— Oh ! un volcan d’Auvergne ! mort depuis des siècles, reprit Jean. Ça doit dormir pour l’éternité.

— Il ne faut se fier à personne, dit gravement Mme de Montflor, à plus forte raison aux fées et aux génies qui hantent ces lieux.

— Je voudrais bien les voir, commença Yolande. J’ai ouï parler de la fée Bonbolg. Elle monte des sources les mains pleines d’améthystes qu’elle jette ensuite aux passants. Ici, c’est autre chose. Au fond des cratères, des gnomes font bouillir des eaux qu’ils lancent en geysers à travers les fissures de la croûte terrestre. Encore récemment, on vient de capter une source brûlante et bouillonnante, qui jaillit en colonnes dans le parc. Maman en boit.

— Et elle guérit ? demanda Georges, incrédule.

— Oui, cher monsieur, fit la marquise. Elle ressuscite même. Je suis un exemple vivant de la vertu indéniable de ces eaux. Songez donc : il y a trois ans, je venais ici « apportée ». L’an dernier, j’ai marché de la gare à la voiture et de la voiture l’hôtel. Cette année, je fais des excursions… et je bois du champagne. Ah ! par exemple, il ne faudrait pas que mon docteur le sût !

— Alors, vous vous plaisez ici ?

— Mais oui. Ce pays n’est-il pas splendide ?

— Splendide, en effet.

— Regardez l’horizon qui nous entoure. L’automne lui, prête des nuances d’une douceur exquise. Sur ces monts, mauves et oranges, avec ces feuilles d’or roussi des vieux châtaigniers…