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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/24

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Laissons la bête souffler, dit Georges en se retournant vers l’intérieur.

Il avait aux yeux de grosses lunettes. Son costume de cuir était dénué d’élégance. Yolande éclata de rire.

— J’ai l’air d’un animal apocalyptique, n’est-ce-pas ? Aussi j’espère que Mlle Mariska me verra sous un autre jour.

— Attention, monsieur le comte ! interrompit le mécanicien en langue slave. Voilà là-bas des chevaux qui ont peur de nous.

Georges, se redressant vite, arrêta net sa machine.

Deux magnifiques bêtes, attelées à une Victoria, se cabraient à quelques pas. Le valet de pied avait sauté à leur tête. À l’intérieur, se trouvaient une dame et un monsieur.

— Filez donc ! cria ce dernier à Georges. Les chevaux ne passeront pas auprès de vous. Marchez vite pendant qu’on les maintient.

Georges tourna le volant. Seulement, il osa, en passant, jeter un rapide regard — un regard qui le fit tressaillir — à la voyageuse de la victoria, et cette seconde d’inattention le perdit.

L’auto alla droit au talus et ses deux roues de droite s’enfoncèrent, tombèrent plutôt, dans le fossé, profond de plus d’un mètre.

La chute était grave, car le choc, avait été violent. Vite le chauffeur brisa le courant et s’élança à terre.

— Ne craignez-rien, mesdames, dit-il en allant ouvrir lui-même la portière du fond. Seulement, descendez. Nous allons redresser la voiture.

Les deux voyageurs de la Victoria se hâtaient de s’approcher de l’auto, tandis que leur cocher, gouailleur, ricanait :

— C’est l’ « automaboule » qui a eu peur et qui s’est fichu dans le fossé !

— Vous n’avez pas de mal ? interrogea l’étranger.

— Aucun, non vraiment aucun, gémissait d’une voix dolente la marquise de Montflor. Seulement, mon Dieu ! à quelle heure allons-nous arriver ?… Et ma cure ! Je vais manquer mon verre d’eau du soir.

Georges Iraschko et son mécanicien, aidés du valet de pied de la Victoria, essayaient en vain de faire remonter l’auto. La machine refusait le service et, pour comble, un pneu de devant s’était crevé sur un tesson de bouteille.

La promeneuse de la victoria vit leur embarras et, avec une souveraine bienveillance, vint à leur secours :

— Madame, dit-elle à la marquise de Montflor, cet accident me paraît irréparable ce soir : prenez notre voiture et faites-vous conduire à votre but.

— Mais… et vous, madame ?

— Nous sommes presque arrivés. Quelques minutes de marche nous suffiront pour rentrer.

— Madame, je n’ose, en vérité, être aussi indiscrète. Mon fils va courir à Châtel-Guyon et nous ramener un véhicule… ou envoyer un cycliste…

— Mais vous êtes très loin. Il fera nuit dans un instant ; ma proposition est la seule acceptable… en ce moment.

— Comment vous remercier ?…

— Il pourrait m’en arriver tout autant.

— Ah ! fichtre oui ! grommela Jean que l’incident mettait de méchante humeur. Vous n’avez pas le choix des moyens, maman, et puisque madame est assez compatissante pour bien vouloir sauver des naufragés…

— Montez, confirma Georges, moi je reste ici avec le mécanicien. Je m’en tirerai, mais avec un bon moment de travail.

La marquise n’avait d’autres désirs que d’acquiescer à la gracieuse invitation de l’étrangère.

Elle luttait pour la forme, mais, devant la peur d’une attente nocturne, elle céda et prit place dans la victoria avec sa fille, son futur gendre et son fils.

— Je vais rester pour t’aider, proposa Paul à Georges.

— Oh ! je t’en prie, répondit celui-ci, agacé, je n’ai besoin de personne.

— Sauf d’un cheval, ronchonna le cocher en retournant ses bêtes.

Le valet de pied, au lieu de repartir, s’employait à soulever la roue engagée, mais il y perdait ses forces et, après d’infructueux essais, les trois hommes s’arrêtèrent, brisés.

— Ma foi, camarade chauffeur, dit-il à Georges, je crois bien que vu l’heure, vous feriez mieux de laisser la machine se morfondre ici jusqu’au jour.

— Et que voulez-vous que nous fassions ?

— Venir chez nous, parbleu.

— Où ça ?

— C’est à deux pas, là-haut, à Tourleven ; voyez le château. Voilà monsieur et madame qui entrent dans le parc ; vous apercevez la robe blanche de madame ?

— Oui, sans doute, je vois…

— Taisez-vous, écoutez, monsieur parle de là-haut.

En effet, une voix appelait :

— Félix !

— J’entends, monsieur, répondit le valet.

— Amenez donc ces braves gens souper à la maison. Ils n’arriveront à rien ce soir.

— Quand je vous le disais ! fit le jeune domestique triomphant ; puisque monsieur vous invite, faut venir, camarades ; la maison est bonne, la table excellente, la cave supérieure.

— Allons, répondit Georges qui commençait à s’amuser et qui, de plus, à la lueur du fanal, avait revu le ravissant profil de la jeune femme vraiment charmante sous le léger capuchon de son cache poussière de sportwoman.

— Écoutez, reprit Félix, si vous avez de bonnes jambes, on va se hisser par les lacets, ça ira plus vite que la route ; seulement, chauffeur, votre habit de cuir sera peut-être un peu lourd.

— Non, pas trop.

— Et votre copain, l’homme à la peau de bique, qui ne dit mot ?

— Mais il n’en pense pas moins… Il ne comprend pas le français. C’est le mécanicien.

— Et vous le chauffeur ? Bon, puisque vos maîtres sont partis, vous êtes donc libres…

— Oh ! tout à fait.

— Alors, nous marchons.

Ils escaladèrent la pente en peu de minutes et pénétrèrent dans la cour des écuries, bien éclairée de fanaux.

— Tenez, dit l’obligeant Félix, v’la la fontaine, lavez-vous les mains, puis vous viendrez vous chauffer à la cuisine. La brune n’est pas chaude.

Georges suivit le conseil et, toujours affublé de sa casquette plate, entra avec son mécanicien à l’office, où se tenaient une dizaine de domestiques.

— Asseyez-vous, messieurs, fit le chef, aimable ; nous dînerons tout à l’heure, après les patrons.

— Si vous avez soif, approuva une femme de chambre gracieuse, je vais vous servir un petit apéritif.

— J’accepterais pour être servi par vous, la belle, répondit Georges Iraschko, qui, décidément, s’amusait. Seulement, je ne bois jamais entre les repas.

— Pas possible !… Vous n’êtes pas Auvergnat ?

— Non, fouchtra !

— Et cet autre, là-bas, qui a l’air d’un ours, dans sa peau de bête, prendra-t-il quelque chose ?

Le jeune comte slave dit quelques mots à son mécanicien. Celui-ci répondit d’un ton guttural.

— Que dit-il ? interrogea Félix.

— Il veut bien.

On lui versa un verre de Porto.

— Quelle langue parle-t-il ? s’enquit le chef.

— Il parle ours, fit Georges en riant.

Le maître d’hôtel en habit, cravaté de blanc, paraissait sur le seuil.

— On sert ?

— Tout de suite, répondit le chef, prenez le potage : consommé à la reine.

— Bon.

— Mais, dit Georges à l’aimable soubrette, qui le regardait avec un plaisir visible, chez qui suis-je donc ? Comment se nomment vos maîtres ?

— Nous sommes au service de madame. Monsieur n’est là que de passage. Il est l’oncle de madame.

— Veinard ! fit inconsidérément le jeune homme, Alors, madame vit ici toute l’année ?

— Je ne crois pas. Je ne suis entrée chez elle que cet été, mais nous devons aller à Paris pour l’hiver.

— Madame n’a pas de mari, ni d’enfant ?

— Non. Je n’en ai jamais entendu parler.

— Dites-moi son nom.

Mme Roma Sarepta.

— Ça ne m’apprend rien. Et l’oncle ?

— Le prince Fédor Romalewsky.

— Voilà qui m’éclaire davantage. C’est un grand personnage chez lequel j’ai l’honneur de dîner à la cuisine… Et ils sont gentils, les patrons ? acheva Georges, entré tout à fait dans la peau du bonhomme.

— Madame, oui ; monsieur est plus raide.

À ce moment, le maître d’hôtel interrompit la conversation :

— Monsieur vous demande, chauffeur.

— Bon, j’y cours, répondit Georges, qui s’égayait prodigieusement.

Il entra dans la salle à manger, vaste et haute. Au milieu de la table, des fleurs fraîches et variées, d’étincelants cristaux. En face l’un de l’autre, monsieur et madame.

Elle, dont l’incomparable mais étrange beauté avait frappé le jeune homme lors de leur rencontre, acheva de l’éblouir.

Ses cheveux mousseux, épais, complètement blancs, couvraient un front jeune, malgré les cils et les sourcils également blancs qui le barraient. De splendides yeux noirs éclairaient le visage très pâle où tranchaient seules les lèvres roses entr’ouvertes sur de fines dents nacrées.

Malgré cette couronne de l’âge mûr, tout l’aspect de cette ravissante créature était jeune, souple, attrayant.

C’était une apparition exquise…

Il émanait d’elle un charme mystique, troublant, impressionnant…

Impossible de ne pas éprouver un saisissement, surprise ou commotion en face de cet être idéalisé en quelque sorte.

Son costume blanc, montant, d’une élégance simple, s’harmonisait avec son visage expressif et doux. Deux roses pâles étaient piquées à son corsage.

Lui, en smoking, cravaté de blanc, l’aspect sérieux, les traits réguliers, les yeux orangés lumineux.

D’un regard, Georges Iraschko avait saisi l’ensemble des lieux et des gens.

Il s’inclina profondément devant la jeune femme, et, la casquette à la main, attendit, correct.

— Mon garçon, dit le maître, je vous ai fait venir pour vous donner un conseil. Il est inutile de vous entêter ce soir après votre machine. Vous pouvez coucher ici et vous commencerez vos réparations au jour.

— Je remercie monsieur, dit Georges avec une gravité que ses yeux démentaient ; seulement, madame la marquise sera bien inquiète si je tarde autant.

— Vous êtes au service de la marquise de…

— La marquise de Montflor, monsieur.

— Ah ! très bien.

— Monsieur connaît ?

— Oui, vaguement. Vous veniez de loin ?

— D’Espagne, et voyez la déveine, fit Georges, qui s’oubliait, j’ai traversé les sierras et les cols des Pyrénées, j’ai escaladé Rocadamour pour arriver à échouer sur ces taupinières.