Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/36

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Tout d’abord, le traîneau avança péniblement. Une côte assez forte obligeait l’attelage à tirer à plein collier.

Fédor avait enveloppé Roma d’une épaisse pelisse en peau de loup et la forçait à rabattre sur ses oreilles le rebord spécial de sa toque fourrée de montagnarde.

Il lui avait donné des lunettes noires, à cause de la réverbération de la neige, disait-il, mais en réalité parce qu’ils croiseraient des soldats en reconnaissance le long de cette frontière et que la scène de l’ambulance d’Etchingen lui restait dans la mémoire comme une leçon.

Parvenu au haut de la côte, le conducteur se retourna vers les voyageurs :

— Monsieur, dit-il, en un dialecte que seul le prince comprenait, Tornwald est de l’autre côté de la colline, là en face.

— Bien, mon ami. Allons par le plus court chemin.

— C’est ce que je pense, monsieur. Je vais dételer.

— Comment, dételer pour aller plus vite ?

— Sûrement, monsieur, les bêtes courront toutes seules et elles nous retrouveront dans la vallée.

Fédor commençait à comprendre. Il savait ce que sont les montagnes d’Alaxa. Il voulut, avant de s’y lancer, expliquer la chose à sa compagne :

— Avez-vous peur, Roma ?

— Je ne puis pas avoir peur.

— Alors, en route !

Les chiens fidèles partirent au grand galop, pendant les préparatifs de la glissade. Le cocher fit un paquet des harnais, les ficela à l’arrière du traîneau, se plaça à l’avant, enfonça fortement dans la neige deux épieux, tenus de ses deux mains, et, retournant la tête vers ses compagnons :

— Vous êtes prêts ?

— Allez.

Alors, il enleva ses épieux, pencha le corps en avant, puis le rejeta brusquement en arrière, et ce fut quelque chose d’inouï, de vertigineux, de fou…

L’automobile, le patinage, le ski n’ont rien de comparable à ces vitesses-là.

D’un geste involontaire, Fédor avait passé son bras autour de Roma ; il la maintenait solidement contre lui. Tous deux avaient la respiration coupée par un afflux de sang aux joues.

La traversée de la surface plane de la vallée s’opéra par suite de l’élan, et la proue du traîneau alla buter doucement au bas de la colline suivante.

Le cocher siffla ses chiens, qui accoururent au grand complet ; il les rattacha en les appelant de noms sonores, en les flattant de la main.

Roma s’était tout de suite dégagée de l’étreinte de son compagnon. Elle souriait, à présent, amusée, reprise d’un réflexe de son ancienne gaieté.

Elle sauta à terre dans la neige vierge, voulant chercher des edelweiss que Fédor eût souhaité lui donner à n’importe quel prix, tant il était heureux de la voir ainsi intéressée, joyeuse presque…

Mais on n’apercevait que les traces des pas des loups.

L’attelage refait, on repartit.

À présent, au lieu de la course vertigineuse, c’était une lente montée accomplie par des bêtes essoufflées, la langue pendante, leurs maigres côtes saillant sous les harnais.

— Ah ! j’aime mieux marcher, dit Roma. Ces chiens me font pitié.

— Allez, mes agneaux, allez mes petites souris ! disait d’un ton encourageant le conducteur.

Et les vaillantes bêtes partaient, réconfortées. Pour varier, il leur sifflait des airs de fanfare.

— Je veux descendre, reprit une seconde fois la jeune femme. Je ne puis me faire traîner ainsi par ces pauvres petites bêtes.

— Vous ne pouvez monter à pied, ma chère enfant ; vous n’avez pas d’ongles à vos bottines pour éviter les glissades, remarqua Fédor, l’obligeant à rester assise.

L’homme se servait de ses épieux comme un marin se sert d’une petite gaffe dans l’eau pour faire avancer son bateau, et il reprenait sa mélopée lente :

— Allez, mes agneaux !…

La pénible ascension eut un terme, pourtant. On parvint au sommet couronné de sapins, et les voyageurs aperçurent à leurs pieds, au bas de la montagne, la bourgade de Tornwald toute couverte de neige.

Les chiens, fumant, soufflaient. Roma tira de la cantine, sur laquelle étaient posées les fourrures qui servaient de sièges, des petits gâteaux qu’elle leur offrit :

— Mangez, mes agneaux ; mangez, mes petites souris, disait-elle, presque réjouie, enfant encore. Nous allons vous dételer et dévaler en avalanche… Ah ! Fédor, Voilà la vraie manière de voyager, dans le vent, vite comme lui… J’adore cela !

— En avant, commanda Fédor au conducteur.

— Nous ne pourrons pas descendre ainsi, monsieur, riposta le montagnard à l’ordre du prince. Il va falloir, prendre les lacets, la colline est trop boisée, nous irions nous heurter contre les troncs d’arbres, nous y briser, monsieur.

Ils durent se réinstaller.

La nuit tombait sur cette blancheur immense du sol.

— Où allons-nous trouver asile ? demanda Fédor avec appréhension.

— Oh ! Il y a un bel hôtel à Tornwald, à l’Ours des cavernes, monsieur. C’est là que ces messieurs du régiment prennent pension. La table y est digne de l’empereur, monsieur.

À cette idée, l’homme se pourlécha les lèvres.

Maintenant, les maisons se piquaient de lumières. Une sonnerie de clairon éclata, assourdie, sans vibrations, dans ce décor de neige.

« L’étrange paysage ! pensait Roma. Jamais, non jamais, je ne l’ai entrevu. »

« Je suis stupide ! songeait Fédor. Que sommes-nous venus faire ici ? »

Les grelots des chiens dans la rue déserte — l’unique du village — faisaient mettre des visages curieux aux fenêtres closes ombragées de cretonne à petits carreaux rouges et blancs.

D’instinct, les bêtes épuisées s’arrêtèrent devant une maison plus vaste que ses voisines.

Au-dessus de la porte se balançait une tôle grinçant dans ses attaches et où se voyait devant une caverne un ours de belle taille, ceinturé d’un tablier blanc et coiffé d’une calotte de marmiton.

Un homme, revêtu à peu près du même costume que son enseigne, ouvrit sa porte au bruit. Un intérieur gai et propre apparut.

Une immense cheminée faisait face à l’entrée comme la plus réjouissante chose qu’on pût voir. Des bancs de pierre de chaque côté permettaient de se rôtir, à l’instar des brochettes de poulets, qui tournaient régulièrement devant la flamme claire. Des tables, d’autres bancs de bois, des dressoirs ornaient la vaste pièce où plusieurs soldats attablés buvaient du thé en mangeant des tranches de poisson fumé.

Le patron, calotte en main, s’approcha de Fédor :

— Je voudrais deux chambres aussi confortables que possible, demanda le prince, un bon feu dans chacune d’elles, puis à dîner.

— J’ai tout ce que désire monsieur.

— Même comme menu ?

— Absolument, monsieur : poulet rôti, poisson frais, œufs, laitage.

— C’est parfait. Servez-nous tout cela, nous choisirons. Mais n’avez-vous pas une autre salle à manger ?

— Si, monsieur, à côté. Ces messieurs du régiment l’ont réservée, mais je pense qu’ils seront heureux d’avoir monsieur et madame à leur table.

— Non, dit Fédor vivement. Vous servirez le dîner dans une des chambres à coucher. Préparez vite. Nous resterons ici en attendant.

Roma s’était assise près du feu. L’hôtesse, avec des mines aimables, lui offrait une chaufferette, la débarrassait de sa fourrure, et elle était adorablement jolie dans cette clarté rouge qui animait son teint.

Un marmot de trois à quatre ans la regardait avec extase, les mains croisées, et il murmura à sa mère :

— C’est la sainte Vierge, dis, maman ?…

Fédor entendit, traduisit et Roma prit l’enfant, mit un baiser sur ses joues saines, puis, avec l’instinct des mères, elle le berça doucement, sans qu’il songeât à fuir, à la grande surprise de sa mère qui connaissait la sauvagerie turbulente du petit.

Pendant ce temps des servantes actives préparaient le souper dans une chambre haute, après avoir allumé un grand feu.

Bientôt les voyageurs montèrent. Le plancher très blanc était semé de petites pousses de sapin ; les meubles, d’une simplicité archaïque, étaient nets. Ni tentures inquiétantes, ni rideaux, une nappe éblouissante de blancheur et des draps analogues.

— On est bien, soupira Roma, brisée de fatigue et de grand air, alourdie soudain par la chaleur endormante et l’odeur résineuse du bois.

Elle mangea à peine et se retira très vite dans l’autre pièce, également propre et réchauffée. Elle s’endormit comme un bébé dans ce grand calme ouaté de neige.


XII

AVENTURES AU PAYS DES NEIGES

Quand Roma ouvrit au jour ses grands yeux lumineux, encore ensommeillés, ce fut une surprise très jolie qui inonda son cœur.

Un soleil vif entrait par la fenêtre close seulement d’un double vitrage, et un immense horizon blanc, comme irisé de diamants, s’étendait à perte de vue.

C’était le changement absolu avec sa vie habituelle ; ni les brumes de la mer entrevues par le hublot de sa cabine, ni le parc d’Etchingen aux frondaisons panachées…

Ce blanc, qu’on dit triste, lui plaisait. Il produisait en elle une impression calmante, marié au bleu pâle du ciel.

Ainsi que tous les sensitifs, elle éprouvait l’action des couleurs sur son organisme délicat.

Étonnée d’abord, elle se remit très vite, se souvint du voyage de la veille et promena autour de la pièce ses yeux curieux. Aux murs blancs, badigeonnés de chaux, il y avait tout juste, dominant la cheminée, une petite glace et deux chromos enluminés violemment. Ces images représentaient l’empereur Alexis, actuellement régnant, et l’impératrice Yvana.

Au cadre de cette dernière, on avait piqué, en signe de deuil, un rameau de cyprès…

Un rayon de soleil frappant ces portraits, les rendait resplendissants. Roma les contemplait avec obstination, et toute sa première joie s’en allait, comme un ruisselet qui s’écoule. Elle accrochait son rêve flou à ces images, dont l’éblouissement l’hypnotisait.

Elle dut grandement dépasser l’heure du sommeil, car une servante se permit de venir frapper à sa porte, munie de tout ce qui était nécessaire pour allumer le feu.

— Madame a longuement reposé, dit-elle, surprise de voir l’étrangère si pâle au milieu de ce paysage neigeux.

« Une symphonie en blanc majeur » aurait dit Fédor.

— J’apporte le thé de madame, continua la servante. À l’instant, monsieur, m’a dit de remettre cette carte.