Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Roma souriait, heureuse.

— Pauvre mignonne ! pensa Fédor, quelle délicieuse nature et quelle grâce ! Elle apprivoiserait des loups…

Pendant ce temps, il préparait le thé, il la servit, n’oublia pas le conducteur, qui regardait de loin, amusé, lui aussi… admiratif.

Tous les chiens s’étaient couchés aux pieds de la jeune femme ; ils l’entouraient comme d’une enceinte protectrice, léchant parfois sa main.

Ils la gardaient, les braves amis à quatre pattes.

Bientôt, malgré la dureté de son lit de camp, les yeux de Roma se fermèrent de fatigue.

La seule clarté du feu emplissait la pièce, le guide l’entretenait avec soin, car le combustible ne manquait pas.

C’étaient des branches crépitantes de sapin et des troncs de mélèzes ; tout cela sentait la résine, flambait comme des torches.

Fédor regardait l’ombre venir à mesure que les bûches se consumaient en braises.

Le visage de Roma, nuancé de la rouge lueur. avait une délicieuse expression de calme souriant. Elle s’était endormie sous une bonne impression, et maintenant ses lèvres s’entrouvraient, accentuant une sorte de gaieté des traits.

Évidemment, elle faisait un rêve heureux. Soudain, le prince, attentif, tressaillit.

Quelques paroles venaient aux lèvres de la jeune femme, d’abord, tous bas, puis distinctement :

— Alexis !… Rorick…

Il n’y avait pas à douter, car les mêmes noms revinrent, prononcés avec une indescriptible tendresse… Puis ce fut fini, le silence désormais envahit la pièce rustique.

Sauf Fédor, tous dormaient.

D’abord surpris, effrayé, affligé, le prince s’était calmé subitement.

Un rêve !… un appel de ceux qu’elle aimait, qui l’aimaient… Ce n’était qu’un phénomène psychologique. La personnalité seconde agissait. Le « moi » psychique n’était pas atrophié. Il se réveillait dans le sommeil.

En songe, Roma se souvenait, parce qu’un dégagement d’âme s’extériorisait. Ce n’était plus le cerveau physique qui était en jeu, c’était la force animique, l’âme immatérielle, incapable d’oubli.

Souvent Fédor, au cours de ses expériences biologiques, avait observé, avec beaucoup de savants occultistes la double personnalité de chaque individu.

« L’âme, dit Maxwell, n’est pas seulement dans son propre corps visible, mais elle est aussi en dehors du corps et n’est pas circonscrite dans le corps organique. »

Combien de fois n’a-t-on pas observé des phénomènes de dédoublement ?

« Ah ! pensait Fédor, qu’elle soit au moins heureuse quand elle dort ! Je souffre trop de la faire souffrir !… »

Et lui aussi, qui possédait une personnalité seconde, un autre « moi », entendit en sa conscience ces choses :

« Tu as en toi plus de haine que d’amour. Tu imposes à un mari aimant, à un enfant innocent, une douleur immense que d’un mot tu pourrais calmer. Tu l’imposes par vengeance… »

L’autre double répondait :

— Je venge tout un peuple. Cette femme n’éprouve en somme que du vague à l’âme, tandis que l’empereur, le bourreau, que je pourrais, en effet, consoler d’un simple geste, est martyrisé par son amour détruit. Est-ce comparable aux deuils, aux ruines, aux lâchetés sans nom qu’il a provoqués ? Non, j’agis en justicier et je poursuivrai une tâche que j’ai juré d’accomplir…

La nuit s’écoula, lente. Un jour blafard suivit. La neige avait cessé de tomber ; le cocher et Fédor parvinrent à dégager l’entrée de l’isba, après un travail malaisé avec des pelles de bois trouvées au refuge.

Roma, éveillée, la tête de ses chiens sur ses genoux, songeait en regardant l’écroulement des braises.

En ouvrant les yeux, il lui avait semblé voir s’enfuir une vision.

Elle les avait refermés vite, pour la saisir encore, mais en vain…

L’éveil avait chassé le bonheur. L’âme était renclose en sa prison de chair.

On partit.

Ils eurent une peine extrême à remonter la colline, qu’ils avaient, en venant, si lestement dévalée.

Les chiens, affamés, manquaient de force. Les deux hommes durent marcher auprès du traîneau pour le délester.

Au sommet de la colline, Roma sauta à terre, légèrement.

— Nous allons glisser jusqu’au port.

— C’est dangereux, objecta le prince. Il n’y a pas une vallée au bas de ce versant pour achever notre élan, mais la mer.

— Plaçons-nous en face de la grève et non en face du quai : le sable nous arrêtera.

Le guide hésitait, comprenant aux gestes, le débat. La résolution prise, il coupa deux fort bâtons aux branches basses des sapins, les tailla en pointe d’un bout et en tendit un à Fédor.

— Voilà, monsieur, nous les enfoncerons dans le sable pour servir de frein.

— Donnez-m’en un aussi, demanda Roma.

Alors le guide, en souriant, coupa encore une branche, l’affûta soigneusement et l’offrit à la vaillante jeune femme avec un regard très doux.

On détela les chiens. Les trois voyageurs se posèrent d’aplomb, Roma entre les deux hommes.

— Lâchez, cria le guide.

Et ce fut vertigineux. Un vol !

Au bas de la montagne, les trois bâtons se brisèrent net : mais le sable, ainsi que l’avait prévu Roma, fut le meilleur frein, et le traineau vint s’arrêter au ras de la vague.

Les voyageurs avaient grand besoin de réconfort. Le petit port en offrait peu : heureusement, le navire était là, pourvu de tout.

Ils embarquèrent aussitôt, suivis du guide que Fédor voulait récompenser largement.

Les chiens avaient regagné leur chenil en grande hâte, sauf un qui s’attachait aux pas de Roma. Aussi le guide la pria-t-il de le garder en souvenir de ce voyage aventureux.

Dès lors Fram eut droit d’asile à bord.

Quelques heures plus tard, le Stentor levait l’ancre, chassé vers le Sud par une brise cinglante.

Assise dans sa cabine, l’œil sur le hublot fermé où moussait la pointe des vagues, son chien à ses pieds, Roma rêvait…


XIV

NOUVELLE ÉTAPE

Le Stentor descendait vers le sud. L’air s’adoucissait sensiblement.

Bien abritée, la jeune femme était de nouveau assise sur le pont, Fram, son chien fidèle, tout à côté, ses bons yeux roux fixés sur elle.

— Où vais-je aborder en France ? se demandait Fédor, anxieux.

Et mentalement, il cherchait.

Enfin, il prit une carte et vint près de sa nièce, dont l’attitude vis-à-vis de lui s’était légèrement modifiée depuis le voyage de Tornwald.

— Où voulez-vous choisir votre résidence d’hiver, ma chère enfant ? interrogea-t-il.

— Où vous voudrez. Je croyais que nous allions à Paris.

— J’ai réfléchi. L’air de Paris n’est pas doux ; l’hiver, la vie y est bruyante. Maintenant que je devine mieux vos goûts, il me semble que la liberté de la campagne vous plairait davantage.

— Oui, je la préfèrerais.

— Voulez-vous passer quelques semaines à Pau ? C’est un chemin exquis à parcourir. L’horizon des Pyrénées est splendide. De là, nous prendrons un parti pour la saison.

— Tout m’est égal.

— Ne dites pas cela, ma chère Roma. Si vous saviez combien votre indifférence me fait mal !

— Pourquoi, Fédor ? Je suis résignée à vivre le mieux possible une existence sans but… à être comme une boule que le vent roule au hasard.

— Il peut y avoir pour vous des jours très heureux, ma douce petite amie. Il faudrait arranger en vous-même un autel où vous placeriez quelques affections vraies.

— Où en prendre ? Je n’ai plus de parents, m’avez-vous dit…

— Sauf moi et les miens.

— Sans doute, et je vous sais gré de vos inlassables bontés… Mais nos existences sont totalement différentes ! Je suis même pour vous, je le pense souvent, un embarras.

— Oh.

— Vous croyez avoir vis-à-vis de moi un devoir ; je ne voudrais pas qu’il fût incompatible avec votre bonheur.

— Il ne l’est pas. Il est pour moi d’un charme infini… Je ne songe qu’à vous, d’ailleurs. Peut-être un jour — nul ne sait les surprises de l’avenir — pourrez-vous vous refaire un foyer.

— Tous les éléments manquent pour cela. Un foyer se compose du père, de la mère et de l’enfant. Or, j’ai perdu l’un et je n’ai pas eu l’autre, avez-vous dit… À mon foyer détruit que reste-t-il ? Ce chien…

Elle montrait Fram allongé de tout son long sur le tapis.

— Fram est quelque chose, continua-t-elle ; il me comprend, je vous assure qu’il me sourit… Tenez, je viens de le nommer, il a retroussé ses lèvres, ses yeux ont brillé, il a eu une mimique expressive de joie.

Fédor ressentit au fond de lui un attendrissement. Il prit la petite main de sa nièce, et, lentement, la baisa.

— Un jour, vous serez heureuse, Roma. Dieu le voudra, dit-il d’une voix grave.

Et il sortit pour se reprendre, car il sentait par trop s’amollir en sa conscience la fibre vengeresse.

Dès l’arrivée à Pau, à l’hôtel, Roma éprouva un bien-être. Cette terre hospitalière de France, cette ville enchanteresse imprégnaient son être de paix.

Elle aima tout de suite la superbe terrasse dominant l’horizon sans fin des Basses-Pyrénées…

Sa santé se fortifiait. Elle perdait un peu de sa pâleur de lys : ses yeux s’animaient ; son sourire plus facile dégénérait en rire, parfois…

Avec Fram, elle faisait de délicieuses promenades, et quand Fédor l’accompagnait, lui racontait l’histoire de Gaston Phébus aux cheveux de soleil pour en venir aux prouesses d’Henri IV, elle oubliait presque la douleur de vivre.

Le prince était un causeur érudit et charmant. Il savait instruire sans ennui, à propos ; et comme il avait affaire à une intelligence neuve et merveilleusement assimilable, il éprouvait un charme sans cesse grandissant à ensemencer ce sol vierge.

Roma lisait beaucoup. Le prince avait soin de lui choisir des lectures intéressantes et distrayantes.

L’hiver s’accomplit très calme. Les voyageurs de l’hôtel ne s’occupèrent point de ces hôtes de passage qui ne les remarquaient même pas.

Au mois de mai, le prince dut se rendre à l’importante réunion des compagnons de l’Étoile Noire. Il lui était pénible de laisser Roma seule à l’hôtel avec Rosa et son chien. Il songea à lui trouver une dame de compagnie digne de son intelligence et de son éducation.

Son choix se fixa sur la veuve d’un commandant, Mme de Riffemont, femme éminemment distinguée et d’âme délicate, que des revers successifs avaient réduite à une situation précaire. Elle avait été très chaleureusement recommandée au prince Fédor par la propriétaire de l’hôtel.