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Et, puéril comme un enfant, le jeune Slave prit la patte du molosse et la secoua cordialement, en ami ; puis il partit, les larmes aux yeux, pour arriver, à l’aube, aux Thermes.

L’idée de se couler dans l’eau tiède, courante, lui plut. Il alla s’allonger dans la baignoire de pierre jaune comme dans un tombeau, regardant son corps se consteller de bulles irisées ainsi que des pierres précieuses sous l’action du gaz acide carbonique distribué dans l’eau.

Il s’oubliait si bien, les yeux clos, calmé par cette volupté de l’eau léchant ses membres, que le baigneur vint, inquiet.

— Eh bien, monsieur, vous dormez ?

— Peut-être bien, mon ami. En tout cas, je rêve… Vous avez raison, je vais sortir du bain. Aidez-moi… Quelle heure est-il ?

— Bientôt six heures, monsieur.

— Seulement six heures ! fit Iraschko, épouvanté de la longue journée devant lui sans espoir de revoir Roma, à moins que, vers quatre heures, elle ne vint encore a la source.

Cette pensée lui fit du bien. Mais jusqu’à quatre heures, que devenir ?

Il eut l’idée d’aller se faire masser pour occuper le temps. Ensuite, il reprit une douche froide, descendit, réconforté, jusqu’au casino, se fit servir du chocolat et demanda les journaux.

Rien d’intéressant à lire. Des banalités, la Chambre en vacances, plus de querelles. Le sport en chômage. Les feuilles, à court de nouvelles, grossissaient, délayaient le peu qu’elles en avaient.

Alors Georges pensa qu’il avait peut-être chez lui des lettres.

Au fait, de qui ? Nul ne l’intéressait, et lui, qui pouvait-il intéresser ?

Depuis longtemps, il n’avait plus sa mère. Son père, gouverneur d’une province d’Alaxa ne le gâtait guère sous le rapport épistolaire.

Mais il aurait en tout cas des journaux. Ah ! le Bulletin de la Cour que lui avait demandé Roma ! Est-ce qu’il allait l’oublier, par hasard ?

La belle occasion, pourtant, de revenir à Tourleven !

Alors, il se releva, ranimé, retrouvant, sous l’empire d’une pensée, la vigueur du corps, serviteur mal stylé de l’âme.

Dehors, presque personne encore, à part quelques malades sérieux faisant la cure avec conviction, qui filaient, couverts de longs manteaux, d’une source à l’autre.

Nulle élégance matinale ne se montrait.

Il entra à l’hôtel. La gérante, déjà au bureau, le regarda, assez surprise de sa fugue nocturne, mais n’osa aucune question.

— Le courrier de monsieur est dans son appartement, dit le groom en ouvrant la porte de l’ascenseur.

Fébrile, Georges éparpilla sur la table le paquet de sa correspondance de la veille au soir et celle du matin qui venait d’arriver.

Lettres d’amis dont il reconnut l’écriture et qu’il n’ouvrit pas. Lettre officielle avec l’empreinte du régiment, timbrée de la couronne impériale de la garde d’honneur. Ceci l’émut.

Il s’assit, brisa le cachet. C’était de son colonel, un ami de son père.

« Mon cher enfant,

» J’ai le plaisir de vous annoncer que votre nomination de chevalier de l’ordre de gloire paraît à l’Officiel de ce matin. Sa Majesté l’Empereur l’a signée à l’occasion de l’anniversaire décennal de notre petit prince impérial. Vous pouvez arborer le ruban dès maintenant, en attendant de mettre la croix sur votre uniforme.

» Votre congé me semble long, mon jeune ami ; j’étais habitué à vous voir chez moi.

» On espère que l’empereur va reprendre cet hiver quelques réceptions. Sa Majesté l’a laissé entendre, sans l’annoncer officiellement. Alexis est toujours aussi triste. Il a dit à ses intimes « J’ai le cœur mort, ce n’est plus qu’un muscle automatique depuis la mort de ma femme bien-aimée. »

» Son fils est pourtant assez beau, pour faire la joie d’un père. À l’occasion de ses dix ans, il a été nommé lieutenant dans notre régiment dont il a revêtu l’uniforme bleu clair qui va si bien à sa carnation délicate.

» Hier, il m’a causé une grande inquiétude. En ma qualité de son « colonel », j’avais dîné à sa table au palais impérial, l’empereur étant parti au camp de Nordeck.

» Après le repas, le cher petit prince, très fatigué d’une journée d’exercice, a été pris d’une fièvre qualifiée par son docteur de fièvre de croissance, sans danger, mais cependant très intense.

» Il a en même un peu de délire et appelait « Maman ! » Pauvre mignon, cela me faisait monter les larmes aux yeux.

» Ses gouvernantes, la comtesse Horoff et la marquise de Walbourg, l’ont veillé toute la nuit ; il s’est calmé vers le matin.

» Je vous quitte, mon cher Georges, pour retourner au palais, et vous serre très cordialement la main.

» Votre vieil ami,

 » Colonel Rosaroff.

Georges Iraschko relut cette lettre une seconde fois.

Elle le ramenait à son idée fixe : Roma !

Quelle étrange coïncidence, en vérité ! Voilà que le colonel lui racontait le rêve de Roma !

Georges se rappelait par le menu toutes les paroles dites par la jeune femme. Il les avait retenues sans une erreur, et ce songe, entre autres, l’avait frappé.

Que pouvait bien signifier cette étrange analogie ?

Était-ce assez bizarre ?… le milieu décrit par Roma, le mal de l’enfant, sa guérison, ce nom : maman !

Tout, tout absolument y était…

Évidemment, elle avait eu un envolement d’âme jusque-là.

L’officier d’Alexis se rappelait avoir connu en Écosse une espèce de secte occulte dont les membres prétendaient extérioriser leur esprit pendant le sommeil, le faire voyager à d’incroyables distances et le rappeler pour l’éveil.

Serait-ce cela ?

Il resta quelques instants plongé dans ses réflexions, puis il se leva.

— Hasard ! prononça-t-il… Hasard !… Vais-je aussi devenir, moi, insane comme ces déséquilibrés écossais sectaires ?… Quoi qu’il en soit, je porterai après déjeuner cette lettre à Tourleven.

Ragaillardi par cette pensée de se rendre encore là-haut vers Volvic, il eut enfin le courage de terminer sa toilette.

Mme Sarepta est hors du plan où nous évoluons tous, se répétait-il. Son allure est plus noble, plus digne, plus détachée aussi que celle des autres femmes. Il y a une sûreté calme dans ses gestes ; elle montre dans sa douceur un aspect très altier ; elle n’accomplit rien d’une manière vulgaire. D’instinct elle domine, non par le vouloir, mais par l’intuition.

» Elle ne raconte rien d’elle, elle se ferme comme un vase d’or où les plus subtils parfums sont enclos. Elle n’est ni expansive, ni causante, elle paraît venir par bonté au niveau de ceux qu’elle admet, sans effort, mais naturellement et par grâce…

» Qui est Roma ?

» Et qui est aussi ce Fédor, cet oncle nabab, qui jette des louis et que sa nièce accepte auprès d’elle sans le craindre ni l’aimer ?

» Les princes Romalewsky furent des héros en Kouranie, ils se battirent comme des lions pour leur indépendance. Je n’ai pas le souvenir de les avoir rencontrés sur le théâtre de la guerre. et c’est heureux, car cet homme doit avoir la rancune terrible ! Mais il est excusable. Cette guerre fut si atroce !

» De part et d’autre, on commettait des horreurs. Ah ! si je pouvais, moi, rayer une page de ma vie, cette soirée maudite où nous assassinâmes deux vieillards inconnus, dans l’ivresse, de la victoire et des libations !… »

Georges, excité par l’épouvante de sa vision, secoua brusquement la tête. Mais il ne pouvait se soustraire à l’impression passée, ni s’empêcher de rester sous l’emprise d’une mélancolie et d’un trouble étranges.

Au déjeuner, il retrouva son groupe. Nul ne savait de quelle manière il avait passé la nuit ; il échappa donc aux remarques malicieuses dont Jean et Paul ne se fussent pas privés.

Mme de Montflor était fatiguée. Elle annonçait ne plus pouvoir bouger de Châtel-Guyon jusqu’à son départ très proche.

Pour rien au monde, on ne la traînerait à une nouvelle excursion. Les jeunes gens pouvaient aller au puy de Dôme, s’ils voulaient ; elle leur souhaiterait bon voyage.

Mais tous tombèrent d’accord pour cette journée. On résolut de se tenir tranquilles, de jouir de la fin de saison dans le parc, où les feuilles commençaient à voleter, à rouler par les allées, marbrées de leur rouille.

Après le repas, selon le programme, on se dispersa, et Georges, comme un malfaiteur qui se cache, tant il avait peur d’être suivi par ses amis, fit un long détour pour gagner Tourleven, à travers les raidillons des bois.


XXI

L’ÉCLAIR DANS LA NUIT

Roma, une main posée sur la tête de Fram, se promenait dans le parc, sa longue robe blanche effleurant le sable fin des allées et l’herbe rase des pelouses.

Elle regardait les plantes courbées maintenant par le poids des graines mûres ; elle s’intéressait à ces vies finissantes, offrant la survie dans leur fruit.

La jeune femme leva les yeux vers le cadran solaire placé au milieu d’une corbeille de fleurs.

— Une heure. Irai-je à Châtel-Guyon ? Magda, où donc êtes-vous ?

— Tout près, gracieuse amie, je coupe les vieilles roses de ce massif pour que les nouveaux boutons éclosent mieux. Vous savez l’éternelle et logique théorie : Place aux jeunes !

— Pourquoi vous donner cette peine, puisque nous allons partir ?

— Pour occuper mes mains quand je sors au jardin, pour accomplir une chose utile, tout simplement. L’inaction est aussi hors nature que le vide.

— Comme vous avez l’esprit psychologique, Magda !

— Ce fut la consolation de mon temps de misère, cette bonne et noble philosophie trop ignorée des femmes.

— À quoi servirait d’emplir la cervelle des femmes de choses qui ne sont que théories ? Je trouve bien préférable de ne rien leur apprendre, de les laisser selon la nature, telles ces plantes qui naissent, fleurissent, fructifient. Voilà le but réel et sincère de la vie, chère Magda. Nous sommes toutes deux hors la nature.

— Pas tant que cela. Voyons, nous avons nos devoirs, notre utilité.

— En quoi ? Je vous demande pardon de vous associer à moi, ma bonne amie, en l’occurrence, mais puisque nous avons d’abord parlé au pluriel, je continue. Donc, si nous disparaissions ce soir, qui s’en troublerait ? En quoi et à qui manquerions-nous ?

— À personne, parce que nul n’est d’une utilité absolue, même en paraissant l’être ; parce que tout ce qui existe peut être remplacé, mais au point de vue plus vulgaire, si, nous manquerions.

— Voyons, Magda ?

— Vous, d’abord, à ceux qui vous entourent, à moi, qui retomberais dans ma solitude désolée ; à vos gens qui ne sauraient où aller trouver pareille maîtresse ; à votre oncle qui vous aime.

— Oh !

— Ne protestez pas ; il vous aime, et, tenez, vous manqueriez terriblement à ce charmant garçon qui ne peut s’empêcher de venir chaque jour et dont l’admiration pour vous est visible.

— Je manquerais également à Fram… Il me pleurerait… Mais, Magda, puisque vous parlez de ce « charmant garçon », voulez-vous essayer de l’envoyer promener ailleurs ses rêveries ? Il prend ici une peine parfaitement inutile.