Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Que pensez-vous ? dit Georges ému inexplicablement.

— Je ne pense pas, je ressens. J’éprouve une chose si étrange !… Je les « reconnais ». Il me semble leur avoir tant parlé, les avoir tant aimés !

— Regardez à présent ce portrait de l’impératrice Yvana, l’adorable Yvana, comme ils disaient là-bas. Voyez à quel point vous lui ressemblez.

— Elle est brune, gaie, rose. Je suis blanche, triste et pâle. Il n’y a guère d’analogie.

— Il y en a une frappante. C’est à croire qu’elle morte, vous avez eu son âme comme vous avez son regard. Je suis allé à la crypte de Saint-Rome, j’ai vu son tombeau de marbre blanc, j’ai prié…

— Parlez-moi encore de l’empereur… Il est tel que ce portrait ?

— Absolument. C’est un homme insensible, inflexible. Je crois que rien ne le touche ni ne l’atteint. Il est muré depuis son deuil. Le soir où j’errai à l’aventure, ne sachant que devenir, j’étais allé vers la foire universelle. J’ai rencontré l’empereur seul dans la nuit, risquant les balles et les attaques, mais parfaitement calme et indifférent, sûr de lui.

« J’ai pu l’aborder, j’ai essayé de lui confier une chose qui me tient au cœur, qui prend ma vie, m’absorbe… m’angoisse… Il aurait pu être bon, m’écouter, agir plus en père qu’en souverain ; mais non, il a été mauvais, brutal même.

» Il faut, en vérité, être depuis des générations fidèle à l’empereur pour lui rester dévoué…

— C’est un principe. Allez-vous glisser sur la pente où court Fédor ? Est-ce l’air de la maison ?

— Oh ! non, jamais ! Je donnerais ma vie, s’il le fallait, pour Alexis, mais il m’a cruellement déçu, froissé. Un empereur devrait être abordable pour tous ses sujets.

— Il perdrait son prestige et bien souvent son temps.

— Vous trouvez juste qu’en récompense de ma vie de soldat, sacrifiée en somme à sa gloire, il me traite sans égards, ni bonté ?

— Il ne peut pas avoir tort.

— Vous êtes fanatique… Je lui ai parlé de vous.

— À quoi bon ? Il m’ignore… Laissons pareil sujet, pénible, puisque vous avez souffert. À quand le mariage ?

— Le 26 mars, sans doute.

— Dans quinze jours. Vous devez être radieux… Savez-vous que je ne retrouve plus en vous, depuis quelque temps, le chauffeur joyeux de Tourleven ?

— Chaque jour change l’homme. Chaque passage des saisons transforme l’aspect de la nature. Je suis à présent bien plus vieux !

— Six mois !

— Il me produisent l’effet de plusieurs hivers.

— Faites attention… Mariska a droit au bonheur. Si vous êtes morose, vous la désolerez…

— Je tâcherai d’être ce qu’elle souhaite que je sois. Je ne voudrais pas sur terre causer une larme.

— Allez donc retrouver votre fiancée.

— Puisque l’avenir est à nous — elle et moi toujours — ne m’ôtez pas le peu de minutes qui me restent à passer auprès de vous. Voulez-vous me permettre de vous offrir une chose assez rare, je crois, trouvée à la foire de l’Ourga ?

— Quoi donc ?

— Un fruit bleu.

— Un fruit bleu ?… Est-ce que cela existe ?

— Il paraît. J’avais cru jusqu’à ce jour aux seules fleurs bleues et à l’azur du ciel.

Georges était allé presser le bouton électrique. Une femme de chambre parut :

— Prenez dans le hall, expliqua le jeune homme, un petit paquet enveloppé de papier blanc. Il est avec mon pardessus ; apportez-le, je vous prie.

L’instant d’après, il déficelait la corbeille finement ciselée par des mains de jaunes.

— Voici.

— Ah ! fit Roma intéressée en prenant une des noix de lyron, je n’avais vu chose semblable.

— On assure que l’arbre producteur de cette noix ne fructifie que tous les cent ans.

— L’arbre de la Science, du Bien et du Mal.

— Peut-être… Partageons la noix.

— Partagez plutôt avec votre fiancée.

— Il y a deux noix, je n’ai pu en trouver davantage.

— Attendez le dîner. Nous mettrons ces merveilles sur la table.

Georges replaça le fruit dans sa corbeille avec regret.

— Jamais rien à nous deux ! fit-il amèrement.

— Si, consentit-elle : une peine commune, et c’est un lien. Nous souffrons tous deux des heurts de la vie, nous ressentons en choc les vagues si douces de l’air, nous éprouvons des vibrations ignorées.

— Voulez-vous me promettre de rester pour moi une amie ?

— Tant que je vivrai. Tant que vous serez digne de ma sympathie.

— Merci.

— Pour cela, il ne faut pas que Mariska souffre de rien ; il ne faut pas, ajouta-t-elle lentement, ses yeux lumineux posés nettement sur ceux du jeune homme que vous hésitiez une seconde sur le chemin du devoir qui est l’honneur de la patrie et la fidélité à l’empire.

— Qu’ai-je fait pour mériter un pareil doute ?

— Je ne doute pas, je prévois. Vous allez être enlacé dans plusieurs filets : l’amour d’abord ; ensuite, les paroles tentatrices de Fédor, les attractions, les sophismes qui se cachent sous les mots de liberté… Pardonnez-moi de vous parler avec tant de rigueur ; mais, puisque vous invoquez mon amitié, j’en use.

— Vous me faites plaisir.

— Restez fidèle aux principes de vos jeunes années.

— Tout ce que vous voulez, tout ce que vous voudrez me sera possible. J’ai pour vous un culte si profond qu’il ne peut être offensant… ni caché. Nul ne l’ignore ici. Dites-moi une fois, une seule, que je ne vous suis pas indifférent, que par moments… très rares, vous pensez à moi.

— Je pense à vous souvent, répondit-elle avec un candide sourire. Je pense souvent à beaucoup de gens qui ne me sont pas indifférents, pour lesquels j’ai des sentiments très divers. Ainsi je pense à Fédor…

— Oh ! lui et moi sur le même plan !

— Non. Aux deux extrêmes. Lui, je ne l’aime pas, je ne peux pas l’aimer, et je me le reproche. Il tâche d’être bon pour moi… et pourtant je vois en lui un ennemi. Il m’a sauvé la vie, je lui dois de la reconnaissance… C’est sans doute que je n’ai pas de cœur…

— S’il disparaissait de ce monde, auriez-vous peine ou soulagement ?

— Je ne veux pas analyser cette idée…

— Ce serait m’éclairer, fit Georges, très rouge. Vous avez peur de lire votre réponse au fond de votre conscience.

— Non, non, ne traduisez pas ainsi. Sans lui je serais désemparée, il règle ma vie, mes affaires, ma fortune.

— N’importe quel notaire le remplacerait. Quant à votre existence, vous pouvez l’arranger à votre guise. L’aimeriez-vous autre ?

— Oui, peut-être.

— Oh ! dites comment ?

— À quoi bon ?… Je ne puis changer.

— Vous êtes indépendante.

— Bien peu. Je suis si mal équilibrée que je ne saurais régler l’ordonnance de mes actes.

— Quelle calomnie ! Aucun lien ne vous attache à Fédor.

— Il est, avec les siens, les seuls parents qui me restent.

Georges tombait dans une réflexion prolongée, très décevante.

Il aurait voulu être celui sur lequel eut pu s’appuyer Roma ; il aurait souhaité lui donner un peu de la réalisation de son rêve.

Mais il ne le pouvait seul, puisqu’il avait échoué si lamentablement sur le cœur fermé d’Alexis, puisque, en poursuivant une idée folle, il arrivait à se faire chasser de la présence du souverain et à faire juger comme une insensée, malade et peut-être intrigante, son amie si chère…

Il lui venait la singulière pensée des Naundorf en France, des faux Louis XVII, de la substitution prétendue de la duchesse d’Angoulême, morte, elle aussi, ressuscitée, retrouvée, finalement admise probablement par erreur, car elle n’avait rien des Bourbons, ni le cœur ni les traits.

La pensée de Georges descendait au fond d’un abîme aux bords hérissés, où peut-être, cependant, pouvaient s’accrocher encore des lambeaux de vérité.

Il avait pris la photographie de l’impératrice Yvana ; il venait d’en sortir une de Roma prise à Tourleven et enfouie dans son portefeuille. Avec ses doigts, il cachait la chevelure des deux images et passionnément regardait, comparait.

Il sentit sourdre à ses yeux des larmes découragées et brûlantes. Il tomba à genoux, prit les main de Roma, les appuya sur son front :

— Oh ! savoir… sanglota-t-il.

— Levez-vous et sortez, dit la jeune femme, très calme. Il n’est pas bon que nous causions seuls… Vous ne savez pas dominer vos nerfs, et moi je ne sais pas vous imposer silence… Allez retrouver votre fiancée ; elle est raisonnable, bonne, intelligente et belle. Vous aurez là plus de bonheur tangible que tous les rêves fous n’en peuvent donner.

Georges se releva.

— Au revoir, madame. Je suis si mal disposé à sourire et causer que je voudrais m’enfuir. Le pourrais-je, par une porte du jardin ?

— Oui, mais ce serait mal. Souvenez-vous que nous ne serons amis que si vous êtes heureux… tous les deux…

Il s’éloigna.

Sur la terrasse, il entendit des rires. Mariska et ses amies s’amusaient.

Cela lui fit tellement mal qu’il ne put se décider à entrer et il traversa l’hôtel par les passages de service pour gagner la rue. Son cocher l’attendait, mais il l’oublia, se mit à longer le faubourg Saint-Honoré dans la direction de la Madeleine.

« Ainsi, pensait-il, Fédor disparu de la vie de Roma, ce serait un mur renversé, une brèche ouverte dans un champ clos. Je tiens la vie de Fédor… Je n’ai qu’à le laisser partir…

» Qui sait, après tout, si ce serait une lâcheté ? Fédor est une menace pour tous les souverains du monde. Il possède une formidable puissance occulte. Ne serait-ce pas plutôt un acte de justice que de le laisser disparaître ?

Une main tomba soudain lourdement sur l’épaule de l’officier. Il tressaillit et se retourna.

— Ah ! je t’y prends, conspirateur, dit Paul Karakine. Tu longes les murs, tu baisses la tête… Quel crime as-tu commis ?… ou vas-tu commettre ?

Georges faillit répondre :

— Tu ne te doutes pas comme tu parles juste.

Seulement, il se reprit :

— Je suis content de te voir, d’échapper à moi-même. Emmène-moi quelque part où l’on ne pense pas.

— Ah ! tu as donc perdu l’esprit ?

— Sait-on ? C’est peut-être quand on le croit perdu qu’il se retrouve.

— Si ta fiancée t’entendait !… Elle qui te croit un garçon raisonnable ! À qui en as-tu ?

— À moi-même… Je suis à présent un être incapable et faible. J’arrive d’Arétow, je n’ai pas su profiter d’une occasion unique, merveilleuse, je suis vide et creux comme une statue de plâtre.