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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/69

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— S’agit-il d’un parent, d’un ami très cher ? reprit Georges. Je suis désolé de vous avoir appris cette triste fin si brusquement.

— Non, répondit Fédor avec un calme effrayant, il ne s’agit pas de cela. Écoutez-moi et, sur l’honneur, répondez.

— J’écoute.

— Vous étiez le compagnon d’armes de… Nommez-les vous-même.

— De beaucoup d’officiers dont je ne puis fournir la nomenclature.

— Je ne la demande pas… Mais les cinq qui sont morts… comment ?

— Pourquoi ces questions et l’air dont vous me les faites ? Je n’y répondrai pas sans le savoir.

— Pourquoi ? Parce que j’ai voué ma vie à une œuvre, parce que, depuis six ans, je la poursuis, parce que le sixième de cette bande d’assassins me manque… et qu’il faut que je le trouve, entendez-vous, Georges Iraschko ?

Ce disant, il avait si lourdement laissé tomber sa main sur l’épaule du jeune homme que celui-ci fléchit.

— Voyons, dit le comte, se débarrassant avec colère de l’étreinte, allez-vous finir, Fédor ? Est-ce l’heure de nous quereller ?

— Il n’y a pas d’heure, il n’y a plus d’heures, et celle qui sonne est terrible… Parlez, ou aucun de nous n’aura la force d’en supporter davantage… Nommez ceux qui, avec vous, firent cette guerre de Kouranie.

— Finissons cette scène, où vous jouez je ne sais quel rôle diabolique, Fédor. Mes frères d’armes étaient : Serge Rostopsky, mort dans une chasse, par accident ou piège… Le colonel Popoloff, devenu fou à lier, mort dans un cabanon ; le capitaine Pablow et le lieutenant Karénieff, noyés tous deux après l’incendie d’un navire dont nul ne s’est sauvé… Yvan Orankeff, dévoré en Afrique, où il colonisait… En savez-vous assez ?… Puis-je partir ?… Je vais retrouver ma femme…

— Sa femme !

— D’un commun accord, Fédor et Boris s’étaient placés devant la porte.

— Vous ne sortirez pas.

— Avez-vous donc perdu l’esprit ?

D’un geste violent, il les écarta, mais Fédor lui saisit le bras ; ses doigts se crispaient si fort sur la manche du jeune homme que celui-ci eut un recul de douleur :

— Vous étiez avec ces cinq bandits…

— Je ne souffrirai pas de pareils termes…

— Silence ! Ces bandits sont allés à Narwald…

— Je ne sais ce que vous voulez dire…

— Oh ! mon Dieu ! si cela pouvait être ! gémit Boris.

— Narwald était un château planté au sommet d’une colline. Les ennemis y sont entrés le soir, ont massacré, pillé, incendié… Y étiez-vous, voyons ?…

— J’ai vu beaucoup de ces horreurs, et je puis dire que j’en ai gardé un profond remords, une fois surtout…

— Continuez donc ! tonna Fédor avec une telle autorité que le malheureux articula :

— Une fois ivres, fous de rage, après la mort de l’impératrice Yvana, voulant toutes les représailles, nous tuâmes deux vieillards…

— Misérable ! s’écria Fédor, le poing levé…

— Halte ! fit Georges, saisissant le poignet du prince, halte ! Ma parole, il se passe ici d’inexplicables choses… Vous avez perdu le sens.

— Non, hélas ! et vous allez comprendre, acheva Boris, livide : ces deux vieillards que vous et les vôtres avez tués, c’étaient…

— C’étaient ?…

— Le prince et la princesse Romalewsky, notre père et notre mère !

Georges chancela sous le coup.

— Grand Dieu !… balbutia-t-il, éperdu.

Fédor et Boris s’étaient pris la main.

Georges, écroulé sur un divan, les coudes aux genoux, le front dans sa main, sentait l’épouvante l’envahir… l’épouvante et l’horreur…

— Fatalité !… Fatalité !… murmura-t-il. Était-il possible que ces vieillards dont le meurtre le hantait de remords fussent les parents de Mariska ?…

Il venait d’épouser la fille des victimes…

Un pas rapide se fit entendre dans le salon voisin. Une voix jeune et gaie dit de loin :

— Je vous fais attendre. Je disais adieu à mes oiseaux, je…

Elle s’arrêta, stupéfaite, devant le spectacle effrayant qui s’offrait à sa vue.

Ses frères bouleversés, Georges muet, terrassé, les yeux soudain creusés, la fixaient avec désespoir…

Instinctivement, pas encore assez ferme pour chercher un refuge auprès de l’époux, elle se jeta dans les bras de Fédor.

— Seigneur ! Seigneur ! Qu’y a-t-il ?

Sans savoir, elle sanglotait. Son frère, doucement, baisait ses cheveux. Et d’une voix d’angoisse :

— Ma chérie, ma petite sœur, ne t’effraie pas… Tu es encore à nous ; nous te protégerons, mon trésor… nous t’aimons…

— Et moi aussi, Mariska, je vous aime ! dit Georges qui s’était approché à ces mots.

Brutal, Fédor le repoussa :

— Arrière ! Vous ne toucherez pas aux plis de sa robe.

L’officier s’écarta. Sa pensée se brouillait. Dans quel cauchemar se perdait-il ?…

— J’aurais voulu t’épargner cette scène, ma pauvre enfant, reprit Fédor. Jusqu’à ce jour, j’avais pu te protéger… Viens, je t’expliquerai davantage tout à l’heure… Pour le moment, il faut que tu t’éloignes.

Il l’entraînait, inerte… Il la conduisit chez Roma, espérant la jeter dans les bras de la jeune femme…

Roma était absente… Il la fit asseoir…

— Je vais revenir, Mariska. Ne pense plus à Georges. Cet homme est indigne de toi… Tu sauras tout… Attends-moi, tâche de te calmer. Il te faudra du courage, mais tu es une Romalewsky, et je compte sur toi…

Il l’embrassa encore et referma la porte sur elle, pendant que la malheureuse, effrayée, ahurie, blessée dans ce qu’elle avait de plus cher, invoquait le ciel en pleurant.


XII

L’ÉCROULEMENT

Roma rentrait.

Elle passa lentement dans le hall maintenant désert, entre la haie de palmiers.

Elle s’arrêta, surprise.

Un malheur planait dans l’air ; il venait de l’effleurer sur le seuil ; son cœur s’était serré…

Il lui avait semblé voir des ombres noires devant ses pas…

Très oppressée, elle traversa les trois premiers salons et, dans le fumoir, vit trois hommes hagards, livides, se regardant sans parler, figés dans une douleur sans nom…

Le peu de bruit qu’elle fit attira l’attention de Fédor.

— Ciel ! qu’arrive-t-il ? s’écria-t-elle.

— Le plus grand malheur qui puisse nous atteindre, Roma.

— Mais enfin, quoi ?

— Mariska est mariée à l’un des assassins de son père et de sa mère.

— Oh !

À son tour, elle frémit, marcha vers Georges :

— Est-ce possible ?

— Le sais-je, si c’est possible ? s’écria le jeune comte, les yeux fous. Je faisais la guerre comme on chasse… Mes compagnons vengeaient la trahison si odieuse qui avait coûté la vie à notre impératrice, ils tuaient les femmes à leur tour… C’était logique.

— Malheureux !

— D’ailleurs, continua-t-il, effrayant d’audace à présent, prêt à tout, j’ai tué dans le vieux château des hommes armés… j’ai jeté des tisons enflammés sur les meubles, puis, quand l’ivresse a été un peu dissipée, je me suis sauvé dans les bois, honteux, désemparé, bourrelé de remords… J’ai erré toute la nuit pour ne retrouver mon régiment qu’au jour.

» Où étais-je allé, où avait eu lieu ce cauchemar ? Vous venez de me l’apprendre. Il faut vraiment qu’un malheur sans nom soit tombé sur moi, sur nous…

Il s’approcha de Roma :

— Je vous en prie, madame… Vous, si bonne, si persuasive, consolez Mariska, la pauvre innocente victime, celle qui paie avec vous, comme vous, les crimes des guerres impies… Allez vers elle. Ce que vous trouverez à lui dire sera la seule parole qu’elle puisse entendre, car elle sera prononcée par une autre martyre.

— Oui, allez, Roma, prenez la pauvre enfant contre votre cœur. Je ne puis prévoir encore ce que nous ferons demain, mais vous deux, pures et saintes créatures, restez unies.

Boris, en achevant ces mots, conduisait doucement Roma vers la porte de son appartement.

Docile, accablée, la jeune femme se laissa faire.

Fédor s’était planté devant Georges. Il était aussi calme, aussi maître de lui que le jeune homme semblait énervé. Il dit d’un ton incisif :

— Vous allez achever d’apprendre ce que vous ignorez. Vos complices ont tous péri, si ce n’est de ma main, du moins par ma volonté. J’avais juré sur les cendres des miens de sacrifier jusqu’au dernier les meurtriers de ma famille. J’ai tenu parole, j’ai consacré ma vie à rechercher leurs traces. Tous, je les ai retrouvés, reconnus, condamnés.

» Un seul, le dernier, le plus jeune, celui dont le visage imberbe était impuissant à frapper la mémoire, — un seul m’échappait. Je l’aurais dépisté jusqu’aux confins du monde, et j’allais me mettre en route à la poursuite de ce lâche.

— Monsieur !

— Oh ! les mots, entre nous, ont perdu leur signification habituelle. J’allais partir… quand je l’ai retrouvé dans le mari de ma sœur. La destinée a de ces coups foudroyants.

— Plus encore que vous ne pensez…

— Laissez-moi achever. Vous aurez votre tour.

» Donc, si Popoloff est devenu fou ; c’est, parce que je lui ai fait donner un breuvage qui l’a rendu furieux. Si Rostopsky a été blessé dans une chasse, c’est que mon couteau l’a atteint au ventre au milieu d’un fourré où il a agonisé plusieurs jours. Si Pablow et Karénieff ont été noyés, c’est sur mon ordre et dans un navire à moi… Si Yvan Orankeff a été dévoré par une lionne, c’est que cette lionne appartenait à mon frère Michel.

» Or, il reste le sixième assassin à punir. Qu’adviendra-t-il de celui-là ?

— Ce que vous voudrez, dit Georges, accablé. Tuez-moi vite. Je réparerai ainsi une partie du mal que j’ai si involontairement commis en délivrant votre sœur.

— Votre mort ne la délivrera pas du nom qui est aujourd’hui le sien.

— Vous obtiendrez le divorce.

— On ne divorce pas avec un mort.

— Alors ?…

— Nous demanderons d’abord le divorce. Ensuite, nous nous battrons à armes égales. Si vous me tuez, Boris prendra ma place. Si vous tuez Boris, Michel ramassera son épée…

— Et après ?… Si je tue Michel ?

— Il restera encore Mariska pour vous achever…

— Je ne me battrai pas avec vous, Fédor Romalewsky, grand-maître des compagnon de l’Étoile-Noire, parce que, si vous me haïssez… moi je vous méprise !

Fédor leva la main… prêt à écraser l’adversaire…