Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/7

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— Elle conservera son intelligence, crois-tu, Fédor ?

— Entière, comme Yousouf, comme Yvana… Seulement, j’ai agi avec les deux premiers bien plus énergiquement… Yousouf aime cette femme, je le devine ; plus tard, il pourra l’épouser. Ce sera toujours deux heureux.

— Tu le penses ? Avec sincérité ?

— Oh ! Absolument ! Le bonheur n’est pas dans le souvenir ; il est dans la sensation actuelle, le bien-être, l’espoir, l’amour…

— C’est vrai. Le passé, c’est la cendre. Le présent éclaire et réchauffe… As-tu soupé ?

— Non. Fais servir le thé tout à l’heure, ma chère tante Hilda. En attendant, écoute-moi, Je viens d’accomplir un acte de mon terrible programme de vengeance. D’un coup, j’ai anéanti deux des plus coupables dans la bande des condamnés.

— Qui ?

— Le colonel Pablow et le commandant Karénieff, les principaux auteurs du drame de Narwald, il y a six ans… Une belle tragédie : feu et eau. Quel spectacle inoubliable !

— Alors, ton yacht l’Alcyon ?…

— Est englouti avec eux… Les éléments me servaient dociles, inconscients… vengeurs !

— Il te reste encore des ennemis à exécuter ?

— Plus que deux parmi les dirigeants. Seulement, ce sera plus difficile. Je ne puis les retrouver… Tu te souviens qu’après la mort des miens, lorsqu’on m’emmena ligoté à travers la forêt, pendant que le château flambait et que le corps de mon père et de ma mère — peut-être encore vivants — se carbonisaient, tu te souviens, tante Hilda, que j’ai juré une justice implacable, la peine du talion aux auteurs de ce crime… Et j’ai fait ce serment avec toute la force et l’ardeur de ma volonté.

— Je me souviens…

— J’avais compté six chefs. Quatre ont payé maintenant. Deux restent : Yvan Orankef, qui est aux colonies… Lesquelles ? Je l’ignore… mais je le retrouverai… et le jeune porte-fanion dont je n’ai jamais pu savoir le nom… C’était un garçon imberbe que j’ai mal vu dans la fumée… Il criait « Tuez tout ! Pas de quartier ! » Et, parodiant le mot prêté à l’abbé de Cîteaux dans la croisade contre les Albigeois, il ajoutait férocement : « Dieu reconnaîtra bien ceux qui sont à lui ! »

— Affreux. Affreux !

— Aujourd’hui, cet homme doit avoir de vingt-huit à trente ans. Mes renseignements, tu le vois, sont presque nuls… Pourtant, j’arriverai à mon but.

Il avait proféré cette menace avec une sombre énergie.

— Et où en sont tes complots ? interrogea tante Hilda.

— En bonne voie. Mes compagnons de l’Étoile Noire se multiplient. Leur action rayonne partout. À Arétow même, nous avons des « salons » très bien organisés.

— Des salons ?

— Oui. Les carbonari avaient des ventes et des cohortes. Nous, nous avons des « salons » et des « parties ». Ces mots à double entente sont excellents. Mes seconds voyagent, mes affiliés se faufilent partout, dans les familles, dans les casernes, dans les ateliers… Ils agissent dans les campagnes…

— Mais tu n’attaqueras pas l’empereur, dis-moi, Fédor ?

— Alexis ?… Non, je le lui ai juré… et pourtant, quelle tentation !… Cet autocrate, cet absolutiste, si peu en harmonie avec le reste du monde, serait si facile à saper, à jeter sur le sol comme une colonne sans base !… Seulement… non… j’ai promis !…

— Et le prince impérial ?

— Rorick !… Pauvre innocent ! Je ne le frapperai jamais… mais je ne m’interdis pas de l’enlever, peut-être. En ce moment, je poursuis ma besogne de justicier, plus personnelle. Quand j’en aurai fini avec ces lâches tueurs de femmes et d’infirmes, je m’occuperai de la grande cause sociale, de la libération de ma patrie !

— Que devient Yvana, la femme de l’empereur ?

— Elle vit tranquille, entourée d’un personnel dévoué qui l’adore.

— Est-elle heureuse ?

— Autant qu’il est possible de l’être dans son étrange situation. Tu sais que pour tous elle se nomme Roma Sarepta.

— Elle n’a jamais de réminiscences ?… de visions d’autrefois ?

— Si, en rêve. Chose curieuse est inexplicable… Quand elle dort, elle revoit ce qui fut, et quand elle veille, elle croit ce que je lui ai suggéré… Quelquefois, au matin, elle me stupéfie en me racontant ses songes…

— Pauvre et angélique créature !

— Elle n’est pas à plaindre. Je lui ai sauvé la vie, en somme… J’ai changé sa nature, bouleversé son esprit mais elle a conservé son libre arbitre, sa volonté, son intelligence… toutes ses facultés d’émotion et de sentiment.

— Tu es un génie, Fédor !

— Un observateur seulement. Mes études médicales, chirurgicales et chimiques m’ont ouvert un chemin où nul de ceux qui en soupçonnent l’entrée — et ils sont nombreux — n’osent s’engager. On a admis la suggestion mentale, l’extériorisation de la sensibilité, le corps astral, l’état radiant de la matière et le quatrième état de l’espace. Moi, j’ai passé le seuil du mystère d’ombre, je l’ai illuminé de mon vouloir audacieux. Avec du radium, j’ai découvert le super-radium. Avec les rayons X et les rayons N, j’ai trouvé les rayons Z et je suis arrivé à lire dans un cerveau humain comme en un livre ouvert dont je puis, à mon gré, feuilleter les pages.

— Je ne te comprends qu’à demi. Ton langage est trop scientifique pour moi, mon cher neveu.

— C’est vrai, ces questions sont un peu abstraites pour les femmes, même pour toi, tante Hilda, répondit en souriant le prince. Mais c’est si clair pour mes frères et moi ! Nous avons voué notre vie à deux buts : la Science, qui est la clef du pouvoir des hommes, et la Vengeance, qui est le plaisir des dieux. Notre frère Michel, en Afrique, transforme une contrée, extrait des millions de la terre aurifère d’Angola. Boris a dépassé les limites jusqu’alors connues de l’alchimie. ̃

— Dans ton énumération, tu oublies votre petite sœur : Mariska.

— C’est la fleur de toutes nos épines, c’est le sourire de nos ruines, la clarté de nos ténèbres !… Est-elle heureuse, au moins ?

— Oui, elle se plaît avec moi. D’ailleurs, je fais tout pour l’égayer et la distraire, la chère enfant. Elle a ici ce qu’il y a de plus beau, de meilleur. Ses désirs sont des réalités. Cependant, parfois, je crois qu’elle rêve d’autres choses. Elle a vingt ans !…

— C’est l’âge d’éclosion pour les jeunes cœurs. Elle n’a pas, comme nous, un bloc de haine ancré dans l’âme ; elle a vécu en dehors de nos révoltes ; ses yeux ne se sont pas attachés sur les horreurs commises à Narwald ; elle ne sait pas, la chère mignonne, à quelle œuvre destructrice se sont voués ses frères…

— Jamais le nom de compagnons de l’Étoile Noire n’a été prononcé devant elle. J’éloigne d’elle tout ce qui est amer ou douloureux. Je ne voudrais pas ensemencer dans sa pensée un seul germe qui fût triste… Je veux que ses idées soient toujours de la couleur de cette île…

— Merci pour notre sœur chérie, bonne tante Hilda. Oui, conservez-lui sa fraîcheur, sa pureté, à cette jeune âme, poésie et parfum de notre Île Rose.

Fédor sourit :

— L’Île Rose ! répéta-t-il. Bizarre choix pour le repaire du chef unique et mondial des compagnons de l’Étoile Noire !

— Le fait est que nos trois îles sont nommées d’une charmante manière, ajouta Hilda Romalewsky, et bien selon l’image fidèle de leur aspect. L’Île Verte, où Boris travaille et transmue ses métaux, est entourée de ceinture d’algues marines. L’Île Blanche, avec ses falaises crayeuses, est bien le mont Blanc de la mer…

— C’est dans cette Île Blanche que se font nos réunions de l’Étoile Noire, que s’élaborent nos plans, que s’impriment nos publications de propagande.

— Et dans l’Île Rose, que nous habitons, c’est une étrange et splendide symphonie de rouges, depuis les teintes de corail chaud de nos rochers, plus vives que celles des roches de l’Esterel, jusqu’aux pourpres adoucis des géraniums et des hortensias.

— Oui, tante, notre trinité d’îles est aussi curieuse que bien nommée.

— Et ta sœur, notre jolie Mariska, peut facilement se promener de l’une à l’autre sur son joli bateau : Flirt.

— Sans doute, tante Hilda. Mais ce nom même du bateau, ce nom trouvé par l’enfant qui l’a apporté de Paris à son retour de pension, me fait craindre souvent qu’elle regrette le monde, la vie joyeuse de la capitale française.

— Elle la connaît trop peu pour la regretter.

— Elle la connaît plus que tu le crois. Mariska, pendant son séjour au Sacré-Cœur, sortait chez la marquise de Montflor. Elle est restée intimement liée avec sa fille Yolande. Les deux amies s’écrivent régulièrement, et ma petite sœur reste au courant de la vie mondaine de là-bas. Yolande de Montflor lui envoie toutes sortes de livres et de journaux, Mariska vit ici de la vie française, elle pense comme là-bas et nous reste étrangère… quelque peu.

— Elle est bonne, et elle nous aime, Fédor.

— Oh ! de tout son cœur, je le sais. Mais ce qu’elle n’aime pas, c’est notre genre d’existence. Elle nous accuse de vivre plusieurs siècles en retard. Et, au contraire, nous sommes en avance, plutôt…

— En avance, oui, par ta science, Fédor. En retard par nos usages presque féodaux, c’est vrai. Mariska parle, en effet, souvent des théâtres, des garden-party, des five o’clock mondains, des promenades au Bois…

— C’est pourquoi, tante, je l’emmènerai à Paris cet hiver, la chère petite. J’ai fait acheter et aménager un hôtel, car je veux — au point de vue de mes observations surtout — séjourner là-bas… pour y travailler. De plus, je crois que c’est encore à Paris, parmi le monde cosmopolite qui y passe et y repasse sans cesse comme une vague, que je trouverai ceux que je cherche.

— As-tu quelques indices ? questionna Hilda.

— Pas d’autres que ceux dont je t’ai parlé tout à l’heure… Cela me suffira… Ma vengeance sera un peu plus tardive, voilà tout… Mais avec la même volonté implacable, je serai pour les deux assassins survivants la flèche qui jaillit de l’ombre, on ne sait d’où, mais frappe et tue.

Il y eut un lourd silence.

— Maintenant, tante Hilda, dit enfin Fédor, fais-moi servir le thé, puis je prendrai quelques heures de sommeil avant de repartir.

— Repartir, déjà ?

— Il le faut.

La jolie tante se leva. Dans le rayon de lune, sa taille mincissait.

Sa longue roba de crêpe de Chine d’un blanc d’argent, brodée et ajourée de fins ouvrages soyeux, ses cheveux blancs mousseux l’auréolaient, la drapaient idéalement. Malgré l’âge évident, elle gardait l’allure souple, aisée, en d’admirables formes conservées par l’exercice, l’hygiène et les plus absolus raffinements d’élégance.