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— Je ne le chercherai pas. Un homme de loi d’Arétow lui fera signer une procuration pour agir en ses lieu et place aux fins du divorce civil et de l’annulation religieuse de son mariage. En ceci, nous sommes d’accord avec l’avoué qui se charge de tout et assure achever très vite la procédure. Ma sœur signera également une procuration et n’aura plus à s’occuper directement d’aucune démarche.

— C’est ce qu’il y aura de mieux. Elle pourra retourner près de sa tante, conduite par son frère Boris.

— Vous devinez ce que j’allais vous dire. J’ajouterai : je vous prie instamment de les accompagner, je serais mortellement inquiet de vous laisser seule à Paris.

— Je n’y compte pas rester non plus.

— Vous ne voyez aucun obstacle à vous rendre aux îles ? Ma tante vous accueillera avec bonheur.

— J’irais volontiers si je n’avais d’autres intentions.

— M’est-il permis de vous demander lesquelles ?

— Certainement. Je n’ai pas à les cacher. Et vous devez, non les approuver, car je suis libre, mais m’en faciliter l’exécution.

— En qualité de tuteur, j’ai cependant quelques droits… au moins celui du conseil.

— Je suis majeure et hors de toute tutelle. Quant au conseil, je vous en demanderai sans doute quelquefois… En attendant, il y a un point qu’il faut élucider, avant les autres.

— Je répondrai à toutes vos questions.

— Avec une absolue franchise, Fédor, je vous en prie instamment. Vous m’avez traitée jusqu’à ce jour comme une enfant sans capacité ou une infortunée malade dénuée de raisonnement.

— Ne dites pas cela, je vous ai traitée comme une parente profondément aimée et respectée.

— Oui, mais à peu près idiote. Le suis-je ?

— Oh ! vous avez l’intelligence et le cœur hors de pair, mais vous avez subi un épouvantable choc, un traumatisme aigu. Votre mémoire s’est effondrée… Vous ne sauriez — et vous êtes en cela, d’ailleurs, comme la plupart des femmes — conduire vos affaires d’intérêt.

— Elles m’importent peu.

— Parce que vous ignorez le mécanisme qui alimente votre bourse. Vous avez l’or, vous le répandez. Où est cette source ?

— Vous m’avez dit que je possédais des biens immenses.

— Vous avez des propriétés que régit un de mes intendants. Je vous en donne le revenu.

— Sans compter, je le crois. Vous avez raison, je ne sais rien des questions d’argent, je ne tiens pas à les apprendre. Ce que je vous demande est très différent. Qu’un homme d’affaires quelconque me serve les revenus des biens que je possède, que je sois affranchie de toute autorité, libre d’aller où bon me semble !

— Ne l’êtes-vous pas ?

— J’en doute. Vous m’avez accompagnée dans mes voyages.

— Étrange reproche ! Je vous ai suivie où vous avez voulu. Une femme de la condition sociale à laquelle vous appartenez ne voyage pas seule.

— Mais elle a le droit de choisir ses compagnons.

— Est-ce bien l’heure, Roma, au moment où déjà je suis accablé, d’ajouter votre épine au faisceau que je porte ?

— Je ne veux vous causer aucune peine de plus. Je vous délivre, au contraire, d’un souci. Faites-moi servir les rentes qui me reviennent et ne vous occupez plus de moi.

— Où donc voulez-vous aller ?

— Voyager.

— Encore ? Ne trouvez-vous pas que la course perpétuelle à travers le monde est d’une extrême lassitude, que n’être d’aucun pays est une anomalie ? Voulez-vous vous fixer dans notre-patrie ?

— La Kouranie ?

— Oui.

— Est-ce réellement ma patrie ?… Là, rien ne m’attire ; je sens au contraire un aimant vers ailleurs.

— Où ?

— Arétow… Mon but est de m’y fixer.

Fédor se leva brusquement.

— Pourquoi ?

— Pourquoi, au printemps, les hirondelles arrivent-elles se percher sur les arbres de notre jardin ?… Pourquoi les corneilles, à l’automne, s’abattent-elles dans les grands bois de Tourleven ? Elles ne le savent pas plus que moi je sais pourquoi je veux aller à Arétow.

— Vous avez tort de ne pas m’expliquer clairement la vérité. Je vous aiderais plus efficacement.

— Je ne vous demande aucune aide. Vous me dites de m’expliquer clairement. C’est ce que vous n’avez jamais fait vis-à-vis de moi.

— Veuillez me poser toutes les questions qui vous semblent douteuses. Sur mon honneur, j’y répondrai.

— Vous répondez toujours, mais dites-vous toujours la vérité ?

— Pourquoi me torturer ainsi, Roma ?

— Oh ! ce mot n’a aucun sens dans le présent. S’il en avait, c’est que vous auriez un mystère, une… vilenie à cacher.

— Roma !

— Inutile de vous irriter. Si vous veniez à moi, l’arme en mains, prêt à frapper, je ne serais pas plus émue que je ne le suis en ce moment. Vous le savez, rien ne m’effraie.

— Je le sais.

— Le capitaine Sarepta dont, dites-vous, je suis l’épouse, fut tué… Il était mauvais mari, ne fut jamais père, n’avait ni parents ni amis ; tout a disparu avec lui. Admettons… Alors, de mon côté à moi… en fait de parents… Il y a vous et les vôtres ?… C’est tout ?

— Absolument. Qu’y puis-je ?

— Pourquoi ai-je des attirances innées, antérieures au… traumatisme qui m’a rendue imbécile ? Pourquoi ai-je des répulsions arrivant des mêmes lointains ?

— Nous ne pouvons pas laisser s’écouler la nuit en des études psychologiques, Roma. Vous ferez bien d’aller dormir. Vous penserez peut-être au réveil qu’il est cruel d’abandonner Mariska, qui vous aime, juste à ce moment d’épreuve.

— Mariska est prévenue. Elle est d’ailleurs trop profondément atteinte pour que peu de chose l’effleure. Arrangez vos projets, Fédor, comme vous l’entendrez. Les miens sont irrévocables.

— Vous comptez sur Georges Iraschko, cet être fatal, qui va mourir.

— Je compte sur moi… sur Dieu…

En disant ces mots, la jeune femme se leva et quitta la pièce sans rien ajouter, ni un signe, ni un mot d’adieu.


XIV

LES DEUX FRÈRES

Fédor ne songea pas à se coucher. Il alla vers la fenêtre et l’ouvrit.

L’air des débuts de printemps était vif. Un frisson passa sur cet homme en habit ce fête, car depuis le matin il n’avait pas eu le temps de changer de costume.

Il regarda les étoiles. Est-ce que la sienne allait pâlir ?

Il vit en face de lui, presque au zénith, un peu à l’ouest, le splendide Arcturus, aux rayons orangés.

— Minuit, pensa-t-il ; voici plus bas Procyon et tout au nord Capella… Pour partir au jour, je dois mettre en ordre mes affaires. Avant, il me faut prendre avec Boris une détermination concernant Roma. Le jour n’est pas éloigné où elle retrouvera la mémoire si un choc se produit. Le voile qui l’enveloppe est comme cette nuit que trouent les étoiles ; elles percent peu à peu l’obscurité. Georges l’a aidée, l’aiderait si… je n’y mettais bon ordre. Allons trouver mon frère.

Boris, pas plus que Fédor, n’avait eu l’idée de se mettre au lit. Il était assis devant sa table de travail.

Ni électricité, ni bougie, ni lampe n’éclairaient sa chambre où pourtant régnait une clarté intense, jaune, irisée de bleu.

Boris était si absorbé qu’il n’entendit pas le bruit sourd des pas de son frère.

Fédor mit la main sur l’épaule du chimiste.

— Que fais-tu là ?

— Toi ! J’ai craint une surprise. Je préparais une chose pour ton voyage.

— Une lumière ?

— Non, une force. Ce qui illumine la chambre est simplement ce bloc de super-radium ; mais je n’ose me servir longtemps de cette clarté. J’ai renoncé, te l’ai-je dit, à éclairer ainsi le palais de tante Hilda.

— Pourquoi ?

— Cette lumière désagrège ; elle est dangereuse. De même que la lueur lunaire effrite les tuffaux, cette illumination à la longue détruit les chairs vives. Je l’ai découverte d’une manière fort triste, aux dépens de mon pauvre Galitza, tu sais, mon beau lévrier, qui ne quittait guère mon cabinet de travail.

— Eh bien ?

— Il a été si profondément atteint que j’ai dû le sacrifier. Il tombait en lambeaux. Mais c’est d’autres choses qu’il s’agit. Je te prépare une caissette très petite, dissimulable dans une poche. Je la garnis de cuir imprégné d’essence de syrallis, ce qui empêche l’expansion de l’Extansum. J’y dépose un restangle plat d’Extansum, qui ne bougera pas tant qu’il sera hors du contact de l’air.

— Pourquoi veux-tu que j’emporte cela ?

— C’est bien simple : tu cours au devant d’un danger, tu peux être arrêté, emprisonné, enchaîné même, jeté au fond d’un cachot.

— Alexis n’oserait pas…

— Alexis ose tout ! Eh bien ! mon Extansum, c’est la liberté !

— Explique.

— Comprends-moi : tu places cette feuille mince entre les interstices d’une porte, d’une fenêtre, ou de barres de fer ou de pierres, bref, de n’importe quoi… Au contact de l’air, l’Extansum se distend de telle manière que nulle force ne peut résister. Et cela sans détonation, sans bruit, sans qu’il soit possible de l’arrêter,

— Je comprends ton but.

— Il est limpide. L’Extansum met environ une heure à se doubler de volume. Le début est le plus long. Il se décuple en deux heures.