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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/80

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Fédor ne perdit pas une minute. Il fixa la victime de ses yeux diaboliques, fascinateurs, et dit :

— Donne-moi tes vêtements.

Le gardien eut un recul, le prince répéta l’ordre d’un ton impératif. Alors, sans résistance, le geôlier obéit aidé en ses gestes maladroits par les doigts agiles de son prisonnier, qui revêtait à mesure, par-dessus ses habits, l’uniforme du porte-clefs.

Ensuite, il le poussa jusqu’au lit, l’y jeta, dit encore sur lui quelques passes magnétiques et l’abandonna.

Il saisit rapidement ses plaques d’extansum, les plongea dans l’eau glacée de la cruche, les enfonça dans ses poches, puis, s’emparant des clefs tombées à terre, il sortit.

Le couloir était désert, mais vivement éclairé. À l’aide de ses clefs, Fédor ouvrit à la file toutes les portes des cellules, disant par l’entrebâillement :

— Attendez, dans un quart d’heure seulement, partez, unissez-vous et passez sur le corps des soldats de garde.

Quand ce fut fini, il traversa en faisant sonner son trousseau de clefs devant le corps de garde, où somnolaient les gens du poste, gagna la poterne et prit tranquillement le chemin de la ville par la chaussée.

Les factionnaires voyant un gardien du fort ne s’en occupaient pas.

Quand il fut au quai, il se retourna. Un grand quart d’heure s’était écoulé depuis sa fuite, ses camarades devaient agir à l’intérieur, mais il n’avait le temps ni de les aider, ni de les attendre.

Il avait ouvert leurs portes ; à eux de se débrouiller. Ils étaient plus nombreux que les soldats du fort ; ils pouvaient à leur tour user de force ou de subterfuge.

Quantité de bateaux vides se balançaient dans la rade ; c’était une ressource. Justement la lune venait de disparaître sous les nuages.

Une fois au quai, Fédor n’eut qu’une pensée, gagner la gare. Il jeta ses clefs à l’eau et s’élança dans un fiacre, toujours abrité par son costume, qui lui donnait l’air d’accomplir une mission commandée.

À la gare, il avait le projet de prendre le premier train en partance pour n’importe quelle destination.

Un hasard, comme ceux dont il avait maintes fois profité en sa vie d’aventures, le servit à merveille. Le rapide d’Orient allait passer. Au bout de quelques minutes, il entrait sous la marquise, bruyant, rapide, et s’arrêta instantanément.

Le Kouranien avait bondi jusqu’au guichet des billets.

Sans aucune difficulté, sur la vue de son costume, on lui remit un billet militaire de demi-place. Il avait demandé : Tapokow-frontière.

Il s’élança. Une joie débordante gonflait son cœur.

Il songeait à Alexis, joué par lui une fois de plus.

Aussitôt le train en marche, Fédor se mit en quête d’un wagon où il pourrait se reposer. Il n’était que trois heures du matin.

Était-ce vraiment croyable ?

Si peu d’heures et tant de besogne ! Il tombait presque d’inanition ; pourtant, il ne fallait point songer à voir s’ouvrir le wagon-restaurant avant sept ou huit heures du matin.

Qu’allait faire le fugitif ?

Tout d’abord, quitter son costume avant d’avoir été remarqué, se faufiler dans le cabinet de toilette, déchirer de force par lambeaux cet uniforme devenu compromettant et en lancer les débris dans les halliers qui bordaient la voie ferrée.

Le policier qui avait suivi le prince avec tant d’adresse le jour de son arrivée à Arétow lui avait enseigné l’art des transformations. Grâce à lui, l’idée lui était venue de se vêtir de deux vêtements superposés au lieu de quitter l’un pour prendre l’autre. Le grand et fort geôlier s’était très à propos prêté à ce jeu.

À présent, Fédor, revêtu de sa jaquette bleu marine et de son pantalon quadrillé, était redevenu le voyageur de commerce en tournée d’affaires.

Cependant, trois choses lui manquaient encore : le pardessus, le chapeau, la valise.

Il pouvait, sans attirer l’attention, arpenter les couloirs dépourvu de ces adjutoriums, mais il ne pouvait penser à descendre ainsi. Son signalement devait être donné partout au jour.

Fédor ne s’embarrassait pas d’un si petit obstacle.

Il inspecta très doucement les compartiments peu remplis, un grand nombre de personnes ayant pris terre à Arétow. L’heure était propice à son projet. Les voyageurs sommeillaient ; les wagons reliés par des soufflets permettaient l’inspection complète du train. Le prince regardait spécialement le contenu des filets où se trouvaient rangés les porte-manteaux, sacs, couvertures de ses compagnons de route.

Plusieurs de ceux-ci, coiffés de casquettes de voyage, avaient placé leur couvre-chef avec leurs menus bagages au-dessus d’eux.

Fédor avisa un chapeau rond de feutre noir n’ayant aucun caractère particulier. Son propriétaire ronflait, couvert d’une calotte écossaise.

Il s’empara du chapeau, le mit.

Il était un peu grand, mais il enroula sous la coiffe un journal plié en bande. Au fond de la coiffe étaient deux lettres dorées en relief ; il les fit sauter avec dextérité.

Ensuite, dans un autre compartiment, à l’extrémité du train, il alla prendre une autre coiffure et l’apporta à la place de celle qu’il venait de dérober. De la sorte, deux individus au moment de la descente seraient aux prises pendant que lui filerait.

Pour conquérir un pardessus, c’était plus difficile, il dut attendre. Mais le tour fut joué avec autant d’aisance que celui du chapeau, au moment où les voyageurs allaient prendre le petit déjeuner du matin au wagon-restaurant.

Il s’y rendit lui-même, épuisé, mais heureux au-delà de tout, amusé et triomphant. À midi, il sautait sur le quai de la gare de Tapokow.

Le moment était critique. Des douaniers, des gendarmes, des policiers se promenaient sur les quais, mais son billet militaire était une sauvegarde. Nul, parmi les gens de la sûreté, ne pensa qu’un suspect aurait pu se procurer un billet d’officier.

Il s’échappa à travers la ville ; les deux hommes volés par lui pouvaient se quereller à l’aise, grâce à sa ruse.

Le soir seulement, il jugea prudent de prendre un train de nuit qui le conduirait dans la direction de Kronitz.

Auparavant, il fit soigneusement un paquet d’un foulard, gants, papiers trouvés dans les poches du pardessus dérobé et les déposa entre les mains du wattman, expliquant les avoir ramassées sous la banquette.

Il allait le cœur léger, l’âme très calme. Ne rendrait-il pas à de plus pauvres ce qu’il avait pris ?…


XX

QUI SAIT ?

La dépêche de l’empereur avait achevé de désespérer le malheureux Georges Iraschko. Il était donc abandonné, anéanti.

Il renonça à toute nouvelle tentative et passa ses journées assis sur la plage de Kronitz, fixant l’horizon lointain où s’accomplissaient les destinées des deux femmes qu’il avait aimées.

Il attendait la date fatale du 15 comme une délivrance. L’envie de vivre ne lui tenait plus au cœur. Il préférait quitter la terre, voir cet au-delà dont parlait Roma avec tant d’espoir et de foi.

Il sentait son infériorité vis-à-vis de ses redoutables adversaires.

Il éprouvait de son impuissance, un dégoût, une mésestime de lui-même. Il écrivit à Paul Karakine, à son père, il leur dit adieu avec douceur, les priant de l’oublier, de n’avoir pas une larme parce qu’il aimait mieux s’en aller.

Le malheureux était déjà si détaché de toute pensée humaine que Vasili était obligé de lui rappeler le moment des repas, de le suivre dans ses promenades de loin, afin qu’il n’oubliât pas de rentrer, le soir venu, quand le soleil descendait dans la mer, au lieu de rester assis sur un rocher, indéfiniment.

Le matin du 15 avril, un air très doux baignait la terre, le printemps montait, éclatant de vie, à travers toutes les sèves.

Georges se leva tôt :

— Enfin, dit-il, je saurai donc ce soir le mystère des existences. Mon âme n’aura plus à traîner ce corps lourd et gênant, elle voguera dans l’éther éternel. Je saurai ce que nul humain ne peut savoir. Peut-être contemplerai-je les heurts et les peines de la terre ainsi que fumées sans consistances.

Il s’achemina vers la cathédrale grandiose. Il se rappelait les stations aux lieux saints avec sa mère, et au moment de partir, dans l’éternité, il accomplissait les mêmes gestes que lorsqu’il était enfant…

Il allait prier, chercher l’absolution de sa vie courte si prématurément brisée.

Il ne s’illusionnait en rien sur l’issue du combat. D’ailleurs il ne voulait pas tuer ; il considérait comme l’expiation du mal commis par lui le don de sa vie.

Peut-être aurait-il dû refuser la lutte ; peut-être eût-il été plus chrétien de ne pas se mesurer l’arme en main avec un ennemi, mais cet ennemi avait juré sa perte. Une fuite n’aurait été que temporaire, du reste.

Quand il rentra à l’hôtel, Boris Romalewski l’attendait au rendez-vous.

Il avait amené deux chevaux sellés. Son domestique tenait en main, enveloppées de serges vertes, deux épées :

— Me voici, dit le Kouranien, quand il vit paraître le jeune homme, je suis exact, n’est-ce pas ? Vous plairait-il de sauter en selle pour notre promenade matinale.

— Je vous attendais, dit Georges.

Et, se tournant vers son domestique :

— Il est possible que je ne revienne pas de sitôt, Vasili. Prends tout ce qui m’appartient ici, je te le donne.

Il tendit la main à son valet et monta à cheval.

— Monsieur Georges !…

Le trot rapide des bêtes empêcha l’officier d’en entendre davantage. Le long de la route gaie bordée de tendres pousses claires comme pour faire honneur aux passants, les deux hommes ne se disaient pas un mot. Chacun se recueillait en soi.

Boris était parti dès l’aube de l’Île Rose, après avoir embrassé tendrement sa sœur.