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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/84

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Soudain, Fram bondit avec un aboi, il s’élança vers un tronc blanc, où se voyaient les encoches des caoutchoutiers. À ce tronc fendait une espèce de loque, malaisée définir, dans la pénombre des bois.

La jeune femme s’approcha, angoissée. L’appel de son chien révélait une inquiétude. Roma, très brave pourtant, recula d’horreur…

Un nègre était lié à ce tronc.

Une corde encerclait ses jambes, une autre sa ceinture, une troisième son cou. Les liens étaient si fortement serrés, qu’ils avaient entamé profondément les chairs. Celui du cou avait dû étrangler le malheureux.

Cependant, le premier mouvement d’effroi passé, la promeneuse se reprit, eut honte ; elle força sa volonté à dominer ses nerfs et s’avança vers le supplicié.

La pauvre tête fléchissait, inerte la langue, gonflée et noire, pendait, les yeux étaient désorbités.

Pourtant, le corps était chaud, et à l’endroit du cœur, la main douce de Roma crut sentir un léger battement.

Alors elle n’hésita plus. Au moyen du petit couteau qu’elle portait toujours en poche pour cueillir des fleurs ou des fruits, elle se mit, avec toute l’énergie dont elle était capable, à scier les liens.

Elle y mit beaucoup d’efforts et de temps, car la pluie avait raidi les cordes.

Roma sauvait une vie sans songer que peut-être elle allait être victime de sa bonté, mais elle cédait spontanément à l’instinct de son cœur.

Fram gémissait doucement près d’elle. Le nègre était tombé à terre. Il respirait visiblement, son visage gonflé, horrible, se ranimait ; les yeux s’ouvraient et se fermaient. Des tressaillements nerveux agitaient tout le corps.

La nuit descendait, rapide, et Roma n’osait abandonner cette créature au milieu des bois, où, la nuit, errent des bêtes féroces.

Soudain, un râle plus fort s’échappa des lèvres du noir ; il essaya de se lever, retomba, s’y reprit et finit par se tenir debout appuyé à l’arbre du supplice.

Puis il regarda ses liens coupés, ensuite la jeune femme et il tomba à genoux, les mains jointes.

La nuit était complètement venue.

Au loin, on entendait des appels de corne, des voix… Puis Roma aperçut des lueurs de torches.

« On me cherche », pensa-t-elle.

Elle se retourna, répondit… mais alors avec une agilité surprenante, subitement retrouvée, l’Africain bondit, disparut dans les massifs sombres.

Michel Romalewsky, entouré de serviteurs, accourait, anxieux.

Il s’écria :

— Dieu soit loué !

— Soyez rassuré, prince, fit la jeune femmes, très fière, ce n’était pas une fuite.

Il haussa les épaules, agacé :

— J’ai craint un accident. Vous savez pourtant à quel point ces promenades hors de toute protection sont dangereuses.

— Oui, je le sais, je viens encore d’en avoir la preuve.

— Vous avouez… Vous avez peur ?

— Je n’ai jamais peur.

— J’ai cru entendre du bruit, voir quelqu’un se sauver.

— Ce n’était pas un ravisseur, fit Roma ironique.

— Un nègre ?

— Un martyr… J’ai sauvé de la mort un misérable ; cette joie valait bien votre effroi. Regardez ces cordes coupées, elles attachaient un malheureux. La pluie les avait resserrées au point qu’elles l’étranglaient, je suis parvenu à le délivrer.

— Mes hommes vont le chercher…

— Pourquoi ? Laissez-le en paix. S’il court, c’est qu’il ne veut pas être repris. Il préfère sa liberté à votre protection.

— Il est blessé, il ne pourra aller loin.

— Il ira vers son village. Ce sauvage a dû être victime d’une haine, surpris, presque tué. La providence m’a conduite ici, mon rôle est fini et vous n’en avez pas d’autre à jouer, vous, que de me reconduire.

Michel s’inclina et offrit sa main pour guider sa compagne dans l’obscurité à peine dissipée par les torches au milieu de ces bois dont les troncs faisaient des ombres.

Mais Roma marcha seule, libre, agile, nullement embarrassée.

Elle précédait la troupe.

À l’entrée du blockhaus, Mme de Riffemont attendait, effarée. Elle accourut près de la jeune femme, l’embrassa maternellement :

— Enfant terrible ! Quelle angoisse vous causez…

— Ne vous effrayez donc jamais, ma bonne Magda, vous en verrez bien d’autres avec moi. Je m’entraîne, je m’aguerris… acheva-t-elle en riant, je laisse pousser mes ailes.

Michel, peu satisfait de voir l’inlassable parti-pris d’ironie qu’affectait Roma, ne tenta pas d’entrer dans la villa ; il prit congé sur le seuil.

— Bonsoir, prince, lui répondit Roma. Il n’y aura plus d’alerte cette nuit, dormez tranquille.

Sans attendre davantage, elle rentra chez elle changer son costume mouillé. Sa compagne la suivit.

— Comme vous êtes nerveuse, petite amie, lui fit-elle observer. Vous causez sciemment de la peine à cet homme qui vous aime tant.

— Et qui me garde si bien aussi… Ah ! mon oncle Fédor assure ses précautions. Le jour où je voudrai réellement prendre mon vol, il y aura des pièges à loup, des filets ou des sonneries électriques, n’est-ce pas ?

— Vous êtes ingrate, vous si douce, si parfaite ; vous n’avez à l’égard de vos meilleurs amis que des paroles amères.

— C’est qu’à la fin, Magda, je parviens à comprendre, à deviner bien des choses. Mon âme murée s’élève un peu au-dessus des obstacles derrière lesquels luit une clarté. Je conçois des choses…

— Quoi ?…

— Voyez ces noix de coco : elles sont protégées d’une cangue ligneuse qu’on enlève pour trouver l’écorce ; sous l’écorce il y a l’amande. Mon cœur est enveloppé aussi d’une triple barrière l’une vient de tomber, je crois…

— Venez dîner, fit Mme de Riffemont, inquiète ; vraiment, chez vous, la lame use trop le fourreau.

Roma secoua résolument sa tête blanche et posant sa main douce sur le bras de son amie, elle la regarda en face :

— Non, vraiment Magda, je n’ai jamais été plus saine d’esprit… Vous avez raison, allons dîner. La force physique est le meilleur moteur des grandes résolutions.


IV

L’ÉTRANGER

Comme elles allaient s’asseoir à table, un bruit de pas de chevaux et des voix s’entendirent au dehors :

— Qu’est-ce encore ? fit Magda.

— Oh ! peu de chose, sans doute, répondit Roma. Les événements sont rares ici. Allez vous informer, ordonna-t-elle au maître d’hôtel.

Mais à travers les vitres des grandes baies ouvertes sur le dehors et que protégeaient seulement des velums, les deux femmes aperçurent un petit groupe d’hommes à cheval. À la lueur des torches, elles reconnurent un blanc.

— Un blanc ! s’écria Roma, un blanc et qui n’est pas un Romalewsky !

Vite elle ouvrit la porte-fenêtre et s’avança sous la véranda, devant laquelle le visiteur mettait pied à terre.

À la vue de la jolie apparition, l’étranger salua avec une parfaite aisance :

— Pardonnez-moi de vous déranger, madame, dit-il, en un français très pur ; mais absolument égaré dans les forêts qui vous environnent, j’ai vu comme une oasis les palissades de votre plantation.

— Oh ! soyez le bienvenu, fit Roma, dont l’esprit entrevoyait déjà un moyen de salut dans le hasard de cette arrivée, un moyen de savoir des choses extérieures, de communiquer avec l’Europe…

— Merci, vous me sauvez… J’errais perdu… Votre concierge…

— Voici un mot qui vient de l’autre côté de la mer.

— Avec moi… Donc, l’habitant préposé à la garde d’une de vos portes a téléphoné, à mon extrême surprise, avec le propriétaire de la plantation — votre mari, sans doute ?

— Sûrement non !

Le ton de cette dénégation fit passer une expression d’étonnement sur les traits du pionner…

Il reprit :

— La réponse téléphonique a été : « Je serai heureux de recevoir un Européen. Qu’il veuille bien suivre tout droit la route jusqu’à ce qu’il rencontre une villa éclairée où je l’attends. »

— Je comprends, vous avez un peu obliqué à gauche, vous avez vu des lumières et vous êtes tombé chez moi. Soyez donc le bienvenu et venez partager notre dîner.

L’étranger s’inclina de nouveau :

— Je vais donc me présenter, madame. Réellement, je n’avais pas pensé qu’une carte de visite, pût m’être utile en ce désert, aussi n’en ai-je sur moi aucune : Je suis docteur et professeur à la faculté d’Arétow, en Alaxa…

— C’est le ciel qui vous envoie !

— Auriez-vous besoin d’un médecin ?

— J’ai besoin surtout d’un compatriote. Achevez votre présentation, je vous prise.

— Stéphan Worsky, devenu explorateur afin d’étudier la psychologie des diverses races, la genèse de l’humanité à travers son échelle de progression.

— Entrez, vous devez avoir faim, à cette heure tardive.

— Ça, oui. Il m’est impossible de me souvenir quand j’ai bien pu déjeuner. Ce ne doit pas être aujourd’hui. Il m’est arrivé une telle aventure…

— Vous la direz à table.

— Mais le planteur qui m’attend…

— Quel planteur ?

— Le propriétaire de cette terre, dont j’ai oublié le nom, quoi qu’il me l’ait téléphoné.

— Le prince Michel Romalewsky ? Il ne vous attendra plus, on va lui téléphoner que vous restez ici.

— Avouez que je puis être stupéfait, madame. Je vis en ce pays un conte des Mille et une Nuits.

Le maître d’hôtel débarrassait le nouveau venu de son chapeau, de son manteau, de ses gants ; et des valets prenaient les chevaux pendant que les nègres de l’escorte se hâtaient vers l’office.

L’étranger s’assit sous les hauts candélabres, devant la table servie avec tout le luxe habituel aux Romalewsky : cristaux, argenterie, fleurs et fruits de toute beauté.

— Pardonnez-moi, madame, dit le docteur Worsky, voyant maintenant qu’il était hors de l’obscurité atténuée de la véranda, la radieuse hôtesse que le ciel lui donnait ce soir, je suis dans un costume bien peu en rapport…

— Que nous importe ?… Parlez-nous de votre pays…

— Vous en êtes, madame ?

— Je suis d’Arétow, dit Roma sans hésitation. Ou du moins je le crois, car mon cœur tout entier y reste. Je suis en exil ici, temporairement.