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— Je vous donnerai toute l’heure de la récréation, mon fils. Je suis moi-même heureux de vous voir guéri, et d’avoir pu triompher du mal en rendant à la vie une créature de Dieu.

— Ah ! mon père, quelle reconnaissance je vous dois !

— Je ne fus que l’instrument. C’est Dieu qu’il faut remercier. Vous voilà plus fort, mon enfant ; allez-vous commencer vos études de noviciat ?

— Mon père, pardonnez-moi, mais je n’ai nulle vocation… Je me crois appelé à un autre devoir ; mais pour l’accomplir, j’ai grand besoin de vous.

— Je vous suis tout acquis, mon fils. Parlez.

— Éclairez-moi, mon père. Vous étiez déjà ici lors de la guerre de Kouranie, n’est-ce pas ?

— Il y a vingt ans que j’y suis, mon enfant. Le camp de l’empereur Alexis était à quatre kilomètres environ. L’endroit est aisé à reconnaître ; les arbres ont repoussé, mais ils y sont plus petits.

— Mon père, vous avez assisté l’impératrice Yvana à ses derniers moments ?

— Nous arrivâmes trop tard. Nous dûmes nous borner à veiller près d’elle et à essayer, par nos prières, d’obtenir la résignation de son mari.

— Mon père, d’où vient que, dans vos prières pour les morts, vous ne nommiez jamais l’impératrice Yvana ? J’ai remarqué que vous disiez dans vos oraisons : « Prions pour l’empereur, le prince impérial et la famille impériale. » Quelle est cette famille, mon père ?

— C’est une habitude, mon enfant… Un ancien rituel…

— Enfin, mon père, êtes-vous sûr que l’impératrice Yvana soit morte ?

À ces mots, le supérieur du monastère tressaillit. Une teinte pourpre envahit son visage. Il se tut :

— Dieu est maître ! dit-il enfin.

— Oh ! mon père, de grâce, dites-moi la vérité ! Vous gardez un mystère enfoui dans votre cœur.

Silencieux, le moine avait joint ses deux mains, le front courbé.

— Je vous en supplie, insista Georges… Votre attitude parle, mon père… Vous avez un doute, une incertitude ?

Le moine se leva.

— Je vous quitte, mon enfant. D’autres devoirs m’appellent.

— Aucun devoir ne peut primer celui-là, mon père. Vous avez un secret, n’est-ce pas ?… Ce n’est pas le trahir que me l’avouer, car j’ai, je vous le jure, les plus pures intentions.

— Savez-vous, mon fils, ce qu’est un serment ?

— Je le sais d’autant mieux, mon père, que je me suis juré de vivre pour retrouver celle qui n’est pas morte, et qui fut l’impératrice Yvana, pour la rendre à ceux qu’elle aime. J’ai de fortes raisons de croire à un crime d’un genre spécial, que mon courage et mon adresse sauront peut-être réparer… Pour l’amour de la justice et de la vérité, pour sauver une pauvre créature qui se débat dans l’exil et la douleur maléfique d’un alchimiste princier, puissant, je vous en supplie, mon père, parlez… éclairez-moi !

— Mon enfant, les moines de Saint-Gratien ne parlent qu’une heure par jour. Cette heure va finir ; or, j’ai encore bien des choses à dire. Ne me faites pas perdre un temps précieux en discussions vaines.

Le moine s’éloignait, résolu. Georges s’attacha à lui, retint ses mains :

— Mais, mon père, il s’agit d’un devoir imprescriptible ! Vous êtes complice d’un crime en vous taisant. Si vous saviez quel martyre vous faites endurer à une innocente !

Le moine, de nouveau, tressaillit, se retourna, ébranlé :

— Que voulez-vous dire, mon fils ?

— Je dis ce que j’ai vu : une martyre qui a les traits de l’impératrice, de celle qu’une flèche a jetée à terre ici, dans cette forêt. Cette jeune femme est au pouvoir des Romalewsky. Elle a oublié dans une mort factice, je le crois, tout ce qui fut son passé. Mais une lueur fugitive éclaire parfois sa pensée, une intuition plane sur elle, son cœur endormi a des éclairs. Vous pouvez m’aider, mon père, à la sauver… Un seul mot : l’impératrice Yvana est-elle morte ?

Absorbé lui-même, le moine se taisait. Georges suivait sur le grand cadran suspendu au mur l’aiguille s’avançant vers l’heure, où, dans quelques minutes, sonnerait le silence des religieux.

Une angoisse atroce le tordait. Il savait que rien au monde ne ferait parler le Père supérieur jusqu’au lendemain, et, en vérité, attendre ainsi vingt-quatre heures, cela le poignait !

— Mon père, dites, au nom du ciel, de votre mère, de tout ce qui vit et aime sur la terre : l’impératrice Yvana est-elle morte ?

— Mon fils, quand un moine de Narwald a juré de ne pas parler, il se tait pour l’éternité.

— Alors, c’est que vous avez promis au prince Fédor Romalewsky… Vous aussi, mon père, êtes-vous sous la puissance magnétique de cet homme redoutable, néfaste ! Réfléchissez, je vous en conjure, que votre silence sert ses projets criminels… La fidélité au serment deviendrait alors une faute terrible…

Le supérieur, avait eu un mouvement d’autorité, puis son regard s’était radouci, traversé d’une flamme d’inquiétude et d’effroi…

— Laissez-moi me recueillir, prononça-t-il après un silence… prier et implorer les lumières d’en-Haut… Dieu m’inspirera mon devoir.

— Alors ?…

— Après vêpres, j’irai avec mon frère Josef recueillir les herbes vulnéraires qui servent à la composition de nos élixirs, vous pourrez nous accompagner, et nous…

Un son net de cloche vibra dans l’air calme et coupa court la phrase du supérieur.

Georges, en proie à une extrême agitation, suivit à la chapelle, pour l’office, la sainte communauté.


VIII

LA LOI DU SILENCE

« Laudate dominum omnes gentes » chantaient les pères à pleine voix, à la fin de l’office, pendant que les fumées balsamiques de l’encens se mêlaient aux parfums des lilas et des roses disposés sur l’autel, devant la vierge de gloire.

Et, lentement, le flot des congréganistes s’écoula le long de la nef. Les vêpres étaient finies…

Georges, nerveux, attendait le père supérieur qui venait d’officier au salut et quittait à la sacristie ses ornements sacerdotaux.

Le jeune homme tordait la corde qui lui servait de ceinture. Il aperçut le père revenant devant l’autel ; il le vit s’y agenouiller, murmurer encore l’action de grâces et enfin se lever, puis sortir lentement du sanctuaire.

Georges lui tendit ses doigts imprégnés d’eau bénite, et leurs yeux se choquèrent. Le regard du prêtre était brillant, une flamme intense l’animait, il avait ardemment prié et une résolution en lui était née…

Il marcha vers un hangar où se trouvaient suspendues des corbeilles d’osier. Plusieurs frères l’escortèrent et prirent, qui un panier, qui un sécateur, qui une pioche légère…

Frère Josef suivait le supérieur. Ils firent signe à Georges Iraschko, qui marcha derrière eux.

Dès le seuil du cloître, les frères se dispersèrent. La cueillette devait se faire avant le soleil couché, afin que les plantes recueillies, chauffées des rayons de l’astre vivifiant, aient toute leur saveur, toute leur vertu.

Le comte Iraschko et les deux botanistes allaient plus vite. La recherche des herbes semblait n’être nullement leur but, car ils regardaient devant eux, non à leurs pieds.

— Que faisons-nous ? demanda l’ex-officier, nous suivons la route du camp… C’est ici, n’est-ce pas, que l’innocente victime est tombée ?… C’est d’ici qu’on l’emporta, inanimée, pour la transporter sous la tente, auprès d’Alexis, fou de douleur…

Oui, sous la tente où nous vînmes prier… ajouta gravement le père Mark…

— Et… ? Achevez, mon père, je vous en supplie ! s’écria Georges. Votre silence prolonge le martyre de cette victime… L’impératrice Yvana n’est pas morte, n’est-ce pas ?

— Écoutez-moi, mon fils. J’ai prié Dieu de me guider de sa divine lumière… Il me dicte un sage conseil. Nous ne pouvons, frère Josef et moi, manquer à la parole que nous avons donnée jadis à ceux qui ont peut-être abusé de notre bonne foi par la promesse d’une œuvre patriotique et humaine…

— Les moines de Narwald sont incapables de trahir un serment, fit lentement frère Josef.

— Alors ? reprit Georges haletant… dont le cœur précipitait ses battements angoissés sous la robe de bure… Alors… vous ne direz rien ?

— Nous ne pouvons rien dire. Mais que l’empereur Alexis aille avec vous dans les caveaux de la cathédrale de Saint-Rome, à Arétow, où repose le cercueil de l’impératrice… Qu’il voie… et qu’il cherche… Et que Dieu l’aide !

— Merci, merci, mon père ! s’écria le jeune comte tout pâle d’émotion. Là est, je le sens, la clef de l’énigme… Je respecte votre loi de silence, mais je devine ce que vous n’osez dire. Priez, maintenant, mes pères, pour que Dieu bénisse mes efforts et qu’il me permette de réparer le crime des Romalewsky.

— Le crime ?…

— Le crime odieux, je vous l’ai dit. Je commence à comprendre quelle monstrueuse intrigue ils ont échafaudée pour servir de vengeance… Ah ! qu’ils soient maudits tous trois !

— Dieu veut que l’on pardonne, mon fils !

— Ont-ils pardonné, eux ? Eux qui ont fait plus que prendre la vie de leurs ennemis, mais qui ont brisé leurs cœurs, emprisonné leur âme dans de maléfiques entreprises ?

— Ils ont fait du bien aussi, mon fils. Nous pouvons le constater, nous qui instruisons dans la sainte religion les enfants de leur asile et qui assistons les vieillards de leur hospice de Kronitz, nous qui desservons leurs palais des Îles Siamos…

— Vous allez aux Îles, mon père ?… Alors vous pourrez me dire si Mme Roma Sarepta, celle que le prince Fédor appelle sa pupille, habite l’Île Rose, elle aussi ?

— Elle n’y est pas… Allez maintenant où vous croyez que votre devoir vous appelle… Gardez sur nous le secret le plus absolu.

— Comptez sur moi, mon père. Je pars l’espoir au cœur. Car je réussirai, j’en ai la foi. Je suivrai l’empereur Alexis dans les cryptes de Saint-Rome… et ensuite à nous deux, nous retrouverons Roma, la victime de cette trilogie sanglante des Romalewsky… pour lui rendre le bonheur…

— Que Dieu vous accompagne et vous bannisse, mon enfant !

— Je vous garderai une éternelle reconnaissance, mon père, vous qui m’avez sauvé, qui m’avez rendu à la vie pour accomplir la tâche qui m’est dévolue. Laissez-moi, aujourd’hui encore, vous aider dans la cueillette des herbes et des simples qui servent à vos élixirs et à vos bienfaisants remèdes.

— Venez, enfant. Je comprends que ces plantes vous intéressent. La nature contient de tels mystères que la connaissance des vertus complexes des simples transformerait l’humanité.

— En quoi, mon père ?

— Le poison peut tuer, mon fils, vous le savez… et nombreuses sont les plantes vénéneuses aux propriétés étranges, qui peuvent donner la mort. Mais puisqu’une chose peut tuer, une autre peut donner la vie. Si un anesthésiant enlève la douleur, un vitalisant peut accorder la force… Si un arbre trouve en terre le moyen de renaître après la mort apparente de l’hiver, pourquoi un être humain serait-il inférieur à un végétal ?

— Vous pensez que le secret de la prolongation vitale existe ?

— Je pense que l’homme ne sait pas voir, qu’il foule aux pieds les éléments de vie, de jeunesse, de jouissance, je pense que tous les trésors sont à notre portée, seulement que nos yeux s’arrêtent au bord de la lumière.

— Mais mon père, vous avez découverte des merveilles, vous, avec vos élixirs de santé ?

— J’ai trouvé le moyen de fermer votre plaie, Georges, de vous rendre l’énergie morale et physique ; je crois avoir transformé votre nature, et du faible que vous étiez, fait naître un volontaire. Les sucs de certaines plantes agissent sur les cellules cérébrales. Les simples contiennent du phosphore, de l’électricité, leur vie est infusable aux…

Un son brusque vibra, venant du couvent dont les moines s’étaient rapprochés peu à peu, tout en faisant leur cueillette. Il coupa la phrase du père Mark, dont le mot à venir se perdit dans l’onde sonore.

La récréation était finie.