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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/9

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— Ah ! Et cela t’émeut, petite sœur ?

— Un peu… Je songe à moi…

— Tu aimerais, toi aussi, rencontrer le fiancé rêvé, choisi…

— Assez… oui… C’est dans l’ordre. Vois-tu, Fédor, tu pars souvent pour tes affaires sérieuses qui n’intéressent pas les petites filles, dis-tu. Boris travaille sans cesse, parle à peine. Tante Hilda n’entend jamais quitter l’Île Rose… Alors, moi, je regarde à l’endroit où la mer joint le ciel et je pense : je voudrais être là-bas, où d’autres jeunes filles comme moi se meuvent, entendent d’autres échos que le bruit des vagues, vivent enfin et sont aimées… Dis, frère, emmène-moi…

— Je t’emmènerai, mignonne. Avant que tu ne l’exprimes, j’avais deviné ton désir. Je sais que les fillettes aiment le bal et les fêtes, je sais que le milieu où tu as été élevée a modelé ton cœur autrement que celui de tes compatriotes.

— Non, je t’assure. J’aime notre pays, nos forêts… Quand tu me conduis à Narwald, je m’y plais. C’est l’Île Rose, enclose en cette encerclante ceinture d’eau qui, parfois, me rend mélancolique.

— Narwald est triste, cependant, plus triste que tout, petite. C’est une ruine hantée de malheur…

— Allons habiter Kronitz, alors, la vieille capitale de notre Kouranie.

— Non, encore non. Je ne pourrais pas respirer aisément, à Kronitz. Depuis que ce n’est pas une ville libre, depuis que notre drapeau couleur d’or ne flotte plus au sommet de la citadelle, je ne puis vivre là. Tu ne saurais me comprendre, enfant…

— Oh ! je partage ta peine, frère. Je sais à quel point tu souffres de voir annexée ta patrie… et les nôtres courbés, ruinés sous le joug étranger… Mais c’est déjà vieux… et maintenant les fonctionnaires slaves et les anciens habitants, fraternisent, s’allient entre eux, s’amusent à danser ensemble.

— Oui, mais qu’est-ce qui prouve leur sincérité à tous ? Les uns sont insolents comme des vainqueurs, les autres haineux comme des vaincus. Seulement ceci est trop grave pour toi, Mariska. Ne songe ni aux haines ni aux revanches… Cet hiver, j’ai le projet de passer plusieurs mois à Paris avec toi et ma pupille, Roma Sarepta.

— Ah ! Oui, Roma dont tu parles toujours… et que tu ne nous montres jamais… Je serais pourtant heureuse de la connaître… On la dit si belle et si bonne !…

— Tu la verras. Vous êtes dignes de vous comprendre et de vous aimer.

— Je me réjouis, alors. Nous la retrouverons à Paris, alors ?

— Oui.

— Serons-nous partis dans un mois ?… Je tiens beaucoup à assister au mariage de mon amie Yolande.

— Je m’arrangerai pour organiser notre voyage quand cela te plaira.

— Comme tu es bon ! Aucun frère, je crois, ne peut t’égaler.

— C’est que je suis chef de famille. Je l’ai été, hélas ! bien prématurément, et j’ai le devoir, étant l’aîné, de vous protéger tous, toi, petite sœur, avec Boris et Michel nos frères, de vous tracer une route semée du moins d’obstacles et d’embûches possible. Si vous êtes contents de moi, tous les trois, ma tâche est aisée. Vous la rendez agréable. Cela compense ce que par ailleurs elle a de pénible.

— Quoi ?

— Rien à te confier, enfant. Rêve à ton amie, à son mariage, au tien si tu veux… mais ne cherche jamais ni mes intentions ni mes pensées. Viens-tu ce matin à l’Île Verte ?

— Oui. Je te verrai davantage ainsi… Quelques minutes et je suis prête. Va m’attendre auprès de tante Hilda qui, elle aussi, te réclame toujours.

Le prince sortit avec un sourire, et Mariska, prompte à sauter du nid comme une oiselle qu’attire le bon soleil, procéda lestement à sa toilette, aidée de ses femmes de chambre.


VII

LE SERMENT DES VENGEURS

Fédor ne se rendit pas immédiatement auprès de sa tante, non prête encore à recevoir aussi matin, mais il alla dans l’appartement où la femme du colonel Pablow avait été transportée.

Aucun remords ne venait à l’âme ulcérée du Vengeur, lui si doux et si tendre envers sa sœur, lui si parfait pour sa famille, ses serviteurs, pour tous ceux enfin qui l’entouraient.

Lui, l’organisateur charitable de tant d’œuvres philanthropiques, l’apôtre des opprimés, des faibles, de tous les souffrants, des déshérités de la société, il n’éprouvait pas un atome de pitié pour la malheureuse dont il avait brisé la vie.

Lui, le prince altier qui avait plus d’une fois versé des larmes d’émotion auprès des mille petits orphelins abandonnés qu’il faisait élever à ses frais en son domaine de Narwald… Lui qui gardait toujours une parole affectueuse pour les mille vieillards entretenus et soignés dans sa fondation de Kronitz, il n’avait pas l’ombre d’attendrissement envers cette pauvre créature si éprouvée.

L’asile des enfants portait le nom de sa mère : « Refuge Maria-Féodorowna ». Celui des vieillards portait le nom de son père : « Refuge Nicholas-Féodorowitch ».

Là, chaque jour, on priait pour les bienfaiteurs, et dans l’enclos de Narwald, en terre bénie, à la place du château ancestral détruit pendant la guerre, s’élevait le mausolée de marbre blanc où les trois frères avaient réuni ce qu’ils avaient cru pouvoir reconnaître des restes calcinés de leurs parents.

Voici quelques années, une cérémonie religieuse avait été accomplie avec toute la pompe imaginable. Le pays entier s’était rendu à Narwald à cet effet, et de larges aumônes avaient été répandues sur les gens ruinés par la guerre, la plupart sans asile et sans pain.

Après l’office, le prince Fédor, entouré de ses frères, avait eu le courage de rappeler devant tous les horribles circonstances qui donnaient lieu à cette réunion funèbre. Il s’était étendu sur les détails atroces, sur le rôle joué par les ennemis et, sans conclure publiquement, il avait laissé comprendre ses intentions de vengeance irrémissible, tout en annonçant les œuvres de rédemption et de pitié auxquelles il jurait de consacrer son incalculable fortune.

Une autre scène intime, mais non moins impressionnante, avait clos la cérémonie publique.

Devant le groupe de la famille restreinte par la mort et composée seulement de la tante Hilda et de deux cousins des défunts, les trois frères, la main sur le cercueil des victimes, avaient prononcé le terrible serment de répression, de vengeance irréductible.

Ce serment, ils l’accomplissaient, maintenant, envers et contre tous, l’œil fixé sur le but sanglant qu’ils appelaient une œuvre de justice :

— Nous jurons de poursuivre à travers tous les obstacles les six meurtriers de notre père et de notre mère, de les anéantir, eux, leurs femmes et leurs enfants. Nous déposons ici leurs noms, moins un — que nous ignorons encore — sur ces croix de pierre qui seront successivement érigées au fur et mesure de leur trépas, afin de marquer notre pardon dans la mort et pour que leurs âmes participent aux prières fondées perpétuellement ici !… »

À l’heure actuelle, deux croix de pierre se tenaient debout au pied du mausolée. L’une portait, gravé en noir, le nom de Michel Popoloff et l’autre celui de Serge Rostopsky. Les quatre autres croix où se trouvaient inscrits : colonel Pablow, commandant Karénieff, Yvan Orankef, et une sans nom, restaient étendues à terre.

Le sauvage serment achevé, Fédor seul avait pris la parole :

— Je jure, accentua-t-il d’un ton moins âpre, de relever le prestige des Romalewsky, de sacrifier en toute occurrence mes désirs personnels au bien de tous, de protéger mes frères et ma jeune sœur, de garder cette dernière hors de notre funeste secret et de la laisser paisible et sans rancune achever ses études au couvent du Sacré-Cœur, à Paris, où elle est actuellement. Au nom de ceux auxquels je dois la vie et qui ont cueilli ici-même la palme du martyre, je jure que la mort seule pourra m’empêcher de tenir ma parole !

Après cette journée lugubre, les deux cousins des défunts vieillards de Narwald s’étaient enfuis dans leurs domaines éloignés jusqu’aux rives du Lénor. Hilda Romalewsky s’était réembarquée pour l’Île Rose ; Boris, Michel et Fédor avaient passé la nuit entière en conciliabule secret, élaborant chacun l’idée qu’ils se proposaient de suivre séparément, mais d’un commun accord.

Le premier, Fédor expliqua :

Relever les ruines de Narwald me semble inutile. Ces pierres calcinées sont pour nous comme le serpent d’airain des israélites : elles nous rappellent un devoir. Laissons-les se couvrir de lianes et de lierres qui en cacheront l’horreur et bâtissons au pied le monastère où prieront sans cesse les moines de notre fondation. Qu’en pensez-vous ?

— D’accord.

— Dans le parc, installons une maison d’asile pour les orphelins et transformons notre hôtel de Kronitz en hospice de vieillards. Nul de vous ne veut l’habiter, je pense ?

— Pas moi, fit Boris.

— Ni moi, confirma Michel ; mais quelles intentions as-tu au sujet de l’exploitation de nos terres de Narwald ?

— Oui, ajouta Boris, décide, frère. Tu es la tête du corps unique que nous formons tous les trois ; nous sommes tes bras. Tu es à la fois le mondain, le diplomate, le savant et le guerrier. Nous sommes, nous, tes serviteurs.

— Vous êtes mes amis et mes alliés ceux qui, avec la petite Mariska, se partagent mon cœur ; car il est, je pense, inutile de vous dire que je n’ai et n’aurai jamais en dehors nulle affection… Mais vous n’avez pas à me suivre en cette voie ; vous êtes plus jeunes que moi, robustes, faits pour aimer… Vous pouvez créer une superbe famille.

— Jamais ! prononça Boris.

— Jamais ! acquiesça Michel. Il vaut mieux, Fédor, que notre race meure, puisque nous n’avons plus de patrie. Il vaut mieux que notre nom disparaisse de l’histoire des Kouraniens, où il n’a plus de place… Tu ne voudrais pas que mes fils, si j’avais le malheur d’en avoir, fussent exposés à servir sous les drapeaux de l’usurpateur… de l’ennemi. Le nom de notre patrie sera rayé de carte du monde… Un jour aussi, il n’y aura plus de Romalewsky.