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L’homme pouvait se croire réellement roi de la création, agir à son gré, sans crainte et sans reproche, libre sur une terre vierge !

Les nerfs surexcités du jeune comte s’apaisaient dans ce calme, dans cette immensité.

Pour tromper son désir d’arriver vite, il interrogeait tes deux mulâtres sur la plantation de Michel, qu’ils connaissaient tous deux, pour avoir aidé souvent les marins et les serviteurs du prince à charrier les marchandises, que le Stentor amenait dans la baie des Tigres.

— Il y a plusieurs blancs à la plantation ? demandait-il à l’un d’eux.

— Un seul : le maître.

— Il est marié ?

— Non.

— Alors, il n’y a pas de femmes blanches ?

— Si, plusieurs.

— Âgées ?

— Point. Et de belles créatures ! L’une blanche d’un bout à l’autre, des cheveux couleur de la mousse de vin de palme ; une autre plus vieille, puis une jeune personne qui doit épouser un capitaine de vaisseau du prince. Enfin une famille : la mère et deux petites filles.

Georges n’écoutait plus. Une joie immense venait d’inonder son cœur.

Il ne s’était pas trompé… Roma était bien là, en Angola… Il allait la retrouver…

Enfin, le bateau tourna dans les eaux du Rio d’Yrès.

Le petit cours d’eau sinueux, encaissé, avec d’immenses bordures d’arbres dont parfois les ramures se rejoignaient, jetant sur les navigateurs quantité de moustiques n’offrait pas l’agrément du Kounéné, découvert ou, à perte de vue, l’horizon splendide s’ouvrait devant le navigateur.

À présent, les passagers, sans cesse attentifs à l’observation des rives n’avaient plus, ni jour ni nuit, la sécurité passée. Ils n’osaient souvent allumer leurs feux pour ne pas donner l’éveil aux Cuangaris, peuplade féroce, cruelle et très différente des autres nègres dont l’allure est généralement pacifiques.

Une nuit, les voyageurs furent réveillés par une violente secousse.

Le chaland venait de s’ensabler.

Il était complètement échoué.

Le jour vint éclairer cette situation désastreuse, sans que l’on prévoie la possibilité d’en sortir.

— Il n’y a qu’à se résigner, fit le mulâtre qui servait de pilote. Nous allons ranger le chaland au bord, l’amarrer solidement afin qu’il ne détale pas dans le sens du courant, puis nous filerons à pied jusqu’au prochain poste, au blockhaus.

Après avoir mis tout en ordre à bord et laissé deux hommes bien armés à la garde du chargement, l’un des mulâtres, Georges et un nègre partirent, le fusil sur l’épaule, prêts à riposter à toute attaque des naturels.

L’officier portait en outre un revolver et un couteau de chasse. Mais il lui devint bientôt pénible de marcher sous bois, à travers ces sentiers touffus, inextricables, à peine tracés par les pas des éléphants et des animaux sauvages.

Il eut bientôt les pieds en sang.

— Il faut vous reposer un peu, lui dit le mulâtre, pendant que je ferai rôtir le déjeuner. Ensuite, je vous fabriquerai une paire de guêtres.

— Ma foi, je veux bien, mais avec quoi ?

— Avec de l’écorce de mopane ; c’est très souple et parfaitement solide. Je vais vous tailler cela en plein drap.

Ce disant, l’indigène traça sur une branche de la grosseur de sa jambe deux coupures circulaires à vingt centimètres de distance. Après, il frotta avec le manche de son couteau l’écorce lisse et rougeâtre, jusqu’à ce qu’elle glissât sur le bois comme un bracelet autour du bras. Il fit alors une entaille dans le sens long, sortit l’écorce et se trouva en possession d’une magnifique jambière, blanche et douce à l’intérieur.

Il fit quelques trous au bord, y passa des lanières tressées d’alpha et offrit au jeune comte d’excellents et rustiques houzeaux.

Émerveillé, Georges regardait l’adresse de ce mulâtre, auquel la vie sauvage avait appris l’art de se tirer d’affaire.

L’Africain venait de tuer un lièvre qui maintenant était en train de rôtir. Avec la peau de ce lièvre, il fabriqua une sorte de souliers grossiers, mais résistants et doux. Ensuite, ce fut un chapeau fait avec des feuilles de nocheira entrelacées, qui fournit à Georges Iraschko le meilleur des casques.

Il eut un sourire, en se voyant ainsi équipé. Si ses amis d’Arétow ou de Paris l’apercevaient ainsi, combien ils le trouveraient ridicule…

Mais qu’importe d’être grotesque ou ridicule à l’homme qui risque sa vie à travers de pareilles difficultés ! Combien d’autres soucis plus hauts et plus sacrés occupent et angoissent son cœur !

L’officier mangea d’un excellent appétit le rôti préparé par le mulâtre. Puis, celui-ci le précédant dans la brousse, ils marchèrent longtemps encore.

Lorsque la nuit vint, Georges éprouva une impression d’isolement… de doute…

Mais ce fut court. Son âme fut enveloppée soudain d’une étrange et délicieuse émotion… Là, devant lui, dans la brousse, il croyait voir flotter une forme blanche, imprécise, lui indiquant le chemin…

Lorsque la brume du soir se leva des herbes, quand les derniers rayons du couchant eurent frappé obliquement les troncs des arbres pour les rougir d’un reflet sanglant, le comte ne se demanda plus avec l’angoisse de tout à l’heure, où il passerait la nuit.

Il se sentait fort, maintenant. Il se figurait avoir un guide occulte, mystérieux et doux, pour l’aider à l’accomplissement de sa mission… Il avait la foi et l’ardente espérance… Il ne craignait plus rien…

Il laissa le débrouillard indigène organiser le campement de nuit, sans se soucier de ce qui pouvait arriver.

Et pourtant, dans le désert, tout est danger… tout est piège… L’homme est le principal ennemi de l’homme.

S’endormir à terre, c’eût été une imprudence, à cause des bêtes sauvages… Allumer du feu pour les éloigner, c’eût été dénoncer la présence des voyageurs aux peuplades voisines, aussi féroces peut-être.

Le mulâtre eut une idée.

— Grimpons dans cet arbre, dit-il. Nous nous coucherons dans les branches.

C’était le seul parti possible, et les deux voyageurs l’exécutèrent sur heure.

Embrassant le tronc d’un oranger sauvage, Georges s’éleva avec la facilité d’un gymnaste de belle allure, ses armes et son sac bien assujettis sur son dos.

Aux premières fourches du bois, il se reposa, une ramure épaisse lui offrant un abri presque confortable. Le mulâtre l’avait suivi. Il tira de son sac une corde, avec laquelle il s’attacha, ainsi que son compagnon, très solidement.

Georges prit dans ses bras une branche lisse, y appuya sa tête et, bercé doucement par le vent, il s’endormit avec une insouciante confiance.

Un contact insolite l’éveilla avant le jour. Il sentait contre son visage un souffle chaud. Il étendit la main et rencontra un museau poilu.

— Tiens, se dit-il, voici un étrange compagnon de chambre ! Il paraît inoffensif, mais je voudrais le voir.

Cependant il alluma une allumette et éclaira les gros yeux ronds d’une superbe girafe, dont le long cou se tendait. Il ne put s’empêcher de rire, la haute silhouette disparut d’un bond, effrayée de la lueur fugitive du soufre.

— Nous avons choisi notre étage trop bas, dit le comte au mulâtre, que la lumière brusque avait aussi réveillé. Il faudra nous mettre hors d’atteinte, car nous sommes aussi la portée d’une trompe d’éléphant… et on ne peut jamais prévoir à quel degré l’amicale curiosité de nos compagnons de chambre peut s’étendre.

Ils ne se rendormirent pas. La forêt s’emplissait d’un assourdissant vacarme. À l’approche du jour, les animaux hurlaient, barissaient, mugissaient. C’était une cacophonie surprenante, mais horrifiante pour de pauvrets voyageurs à peine armés, perdus dans un arbre.

Mais le mulâtre riait de ses dents blanches. Il connaissait tout cela et ne s’en étonnait point.

Enfin, Georges vit l’aurore avec un réel soulagement. Les nuances rosés de l’Orient se projetèrent sur les cimes environnantes. Le calme revenait. Peu à peu, les galopades furieuses et bruyantes cessèrent, et ce fut seulement le chant des oiseaux qui salua l’apparition du soleil.

Les voyageurs descendirent de l’arbre. En posant le pied sur la terre baignée de l’exquise rosée matinale qui, brouillard léger comme unie mousseline, se drapait sur les frondaisons et les cimes, Georges éprouva de nouveau la troublante commotion de la veille : la forme transparente et floue glissait devant lui, dans l’éther, paraissant lui montrer le chemin.

Le mulâtre n’osa pas tirer un coup de fusil, pour composer le repas d’un rôti quelconque.

— Les Cuangaris ne doivent pas être loin d’ici, expliqua-t-il à Georges. C’est une peuplade intraitable… Évitons-les.

Ils marchèrent longtemps. L’épuisement gagnait l’Européen, peu habitué à de telles fatigues. Mais il allait toujours… Comme dans un mirage, il voyait de mieux en mieux, devant lui, la silhouette-guide.

Soudain, il trébucha contre un obstacle qui l’obligea à regarder à ses pieds au lieu de marcher dans l’extase.

Il vit des pierres noircies, un tas de cendres et encore des tisons fumants.

— Ah ! dit le mulâtre, quelqu’un a campé là, cette nuit.

Ils s’assirent, rapprochèrent les tisons et découvrirent sous la cendre quelques ignames parfaitement cuits.