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— Bon, dit une voix nuancée de gaîté ironique, voilà l’imprudent qui respire ; votre Paris, mon cher, n’est pas une oasis de sûreté. Et, sans « Lady-bird » vous seriez à l’heure présente bel et bien étranglé ou asphyxié, au choix.

— Véga ! vous ! par quel hasard ?

— Oh ! fort simple. La belle nuit de printemps m’a tentée moi aussi ; seulement, au lieu de sortir de chez vous par la porte, j’en suis partie du balcon et par une voie aérienne que respectent encore MM. les apaches. Je vous voyais, pauvre piéton, passer la ligne des massifs de votre avenue, puis tourner au bout et raser de vagues terrains pelés en face desquels se trouvent les grilles des jardinets… Mais, mon ami, avez-vous en poche un couteau, un canif, je n’arrive pas à dénouer les cordes de vos poignets, et je ne juge pas la situation si sûre à cette place, que nous devions la prolonger.

Ce disant, Véga fouillait les poches du gilet de Daniel et en retirait un mince canif dont elle se servait pour scier les liens tout en continuant :

— J’ai vu de haut l’agression, alors je me suis laissée fondre droit au-dessus de vous, j’étais fantastique pour ces hommes qui ont dû croire à un vampire. Je leur ai lancé à chacun un énergique coup d’aile par le visage et ils ont fui épouvantés, croyant à quelque diablerie…

— Mon ange gardien ! fit Daniel extasié et libéré de ses bras en pressant les menottes habiles contre ses lèvres, mais Véga l’arrêta, pratique :

— Partez tout de suite, tâchez de trouver vers la gare une voiture et rentrez chez vous.

— Mais vous venez avec moi ?

— Moi, je remonte dans mes nuages. Mon chemin n’a point de voleurs. Et puis je veux voir un peu où sont passés nos deux bandits.

— Véga, rentrez, je vous en supplie.

— Dans un instant ; prenez en main votre revolver, marchez au milieu de la chaussée, l’œil au guet. Je ne vous suis plus.

Il voulut protester. Elle ne l’écoutait pas, repassant vite ses bras dans les articulations souples de ses ailes, elle s’enlevait silencieuse, ombre immense, opaque, dans l’ombre plus claire des hauteurs.

— Où sont donc mes apaches ? se disait-elle. Sont-ils cachés sous les arbres du bois ou au fond des fossés des fortifications. En tous cas, ils ne peuvent plus rien contre lui. Ah ! qu’il fait bon et doux à se rouler dans l’air embaumé des lilas, ces noires frondaisons m’envoient un frais parfum de feuilles nouvelles, l’adorable sensation !

Et elle virevoltait, amusée, baignée, grisée des voluptés de l’espace libre…

Elle quitta les grands arbres, traversa la plaine d’Auteuil où son ombre glissait sur l’herbe éclairée de lune.

Au-delà du champ de courses, elle vit la Seine et devant, alignés, une rangée de beaux hôtels dont un, le seul éclairé, attira son attention.

Une projection claire, venant de la fenêtre ouverte, blanchissait un haut et touffu marronnier.

Attirée, curieuse, Véga se faufila sous la ramure du marronnier et plongea un regard indiscret dans la pièce.

Deux hommes assis sur un large divan fumaient en causant.

— Nos agents sont bien longs à revenir, remarqua l’un, les yeux tournés vers une pendule au timbre fort qui égrenait minuit.

— La besogne était bien simple pourtant, saisir un homme sans défiance, le ficeler, l’embarquer dans l’auto…

— Oh ! fit Véga passionnément intéressée, tenons-nous bien et attention. J’ai idée de n’être pas venue ici pour rien.

— Nous avons agi trop tard, Xavier, continuait le causeur. Avec vos scrupules qui finissent d’ailleurs toujours par défaillir, vous nous faites manquer les bonnes occasions.

— Vous n’en pouviez trouver de meilleure que celle-ci, Jean.

— J’ai admiré votre habileté dimanche à la réception de la princesse de Corté quand vous avez provoqué l’invitation de San Remo et vous êtes si adroitement informé de l’heure où il s’y rendrait. Ah ! vous savez jouer au diplomate, Xavier.

— Il a bien fallu que je joue à quelque chose pour trouver le moyen de vivre, puisqu’à la mort de mon respectable père, si chevaleresque et si peu calculateur, la vente de tous nos biens n’a pas éteint ses dettes.

— Il vous était resté le plus précieux de ces biens : la cassette aux papiers.

— Seulement, j’avais juré solennellement de ne jamais m’en dessaisir et un Barbentan n’a qu’une parole.

Jean sourit avec un peu d’ironie ; Véga, qui voyait parfaitement les deux visages, le remarqua, et, de plus en plus intéressée, fut tout oreilles.

— Je ne comprends pas bien, malgré cela, votre manière d’agir, il y a un mélange.

— Comme les temps actuels le veulent, M. le baron Jean de Navalone. On garde ce qu’on peut des traditions et on tâche de vivre avec le reste… négociable.

— De sorte que vous avez une pension des deux cousins du… descendant royal, les Saint-Ay et les Sarman, en voilà une chance, être payé pour simplement garder un porte-feuille de papiers jaunis !

— Payé ? Oui, mais mal, je ne puis disposer d’aucun capital, puisque ces « Ducs » ont jugé sage de me tenir à discrétion en ne versant que des mensualités qui, le jour où je parlerais, où j’énoncerais la vérité avec preuves, seraient annulées. Quand l’envoyé du duc de Saint-Ay vint me dire : Vendez-moi l’acte de naissance de San Remo, vendez-moi la correspondance échangée entre le père et la mère de cet enfant, j’ai bondi d’indignation.

— Jusqu’au moment où vous êtes tombé d’accord.

— Jusqu’au moment où la proposition faite devint conciliable entre ma parole donnée à un mourant, et l’obligation où me plaçait ma pauvreté. On m’offrit pour me taire une rente, je l’admis ; tant qu’on me paie, je me tais. Vous venez me dire maintenant : « La famille veut avoir en sa possession le royal descendant du dernier des Roys, rien ne s’oppose à ce que vous le fassiez connaître, livrez-le. Il ne lui sera fait aucun mal, on le gardera simplement à l’étranger… » J’acquiesce contre la somme de un million que vous allez me verser tout à l’heure.

— Patience, quand le « prisonnier » sera ici. Et il tarde bien.

— Je ne suis pas encore inquiet, la soirée a pu se prolonger et mes corsaires n’ont peut-être agi qu’au retour de leur proie…, avant une heure vous aurez Daniel. Où l’emmènerez-vous ?