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On ne s’occupait jamais de politique aux repas, c’était une règle absolue, mais on s’intéressait beaucoup à la France, aux amis éloignés, aux arts, aux progrès et améliorations de la ville de Paris. On s’occupait aussi des autres membres de la famille, on nommait les Saint-Ay. La duchesse de Charente venait assez souvent en séjour à Ritzowa, les ducs du Mans, d’Amboise, de Romorantin comptaient de temps à autre au nombre des invités. Tous, très respectueux envers le chef de leur maison… sinon sincères, semblaient l’aimer. Lui, incapable d’un mensonge, même diplomatique, les aimait vraiment.

Très détaché de toute ambition, il n’admettait aucune rivalité. Le bonheur des peuples, tel était son unique rêve… d’utopiste.

Les soirées après dîner se prolongeaient peu au salon, on ne jouait pas, on causait, mais le pénible état de « Madame » restait une gêne et, vers dix heures, chacun reprenait le chemin de ses appartements, en hâte assez grande de dormir, car on disait la messe à six heures du matin et la princesse souhaitait voir ses hôtes y assister.

Mme de Rochelune, très gaie, son service achevé près de Louise-Thérèse à laquelle elle ne manquait jamais de baiser la main chaque soir, quand la princesse était au lit, rentrait chez elle et entr’ouvrait sa porte… Alors, quelques-uns des hôtes se faufilaient et on causait, on riait hors de tout protocole. Souvent même, François arrivait aussi, et l’étiquette restait au dehors, il se détendait, bon enfant, heureux de cette simplicité, de cette harmonie avec ces êtres dévoués qui l’adoraient, plus encore spontanément, que par l’habitude du principe dont ils étaient imbus.

On racontait des histoires, presque des potins, le prince assis sur un bras de fauteuil, une cigarette aux lèvres, avait un fond de conversation charmante. Il lisait beaucoup, il avait pas mal voyagé, puis il savait, voir et observer, saisir des choses et des gens le côté comique… mais il n’était jamais méchant.

Angela de Val-Salut, la nouvelle présentée, regardait le Roy dont elle s’était fait une image presque sanctifiée, avec un peu de surprise. Quoi ! il ne pontifiait pas, il se promenait familièrement les mains derrière le dos, il prenait Xavier à cheval sur ses genoux. Il disait « ma chère amie » à la duchesse de Rochelune et riait comme un simple mortel aux bons mots parfois assez lestes… qu’osait Lancrel.

François aimait beaucoup à sortir à cheval, c’était presque son unique distraction et souvent il emmenait avec lui une des visiteuses si elle était bonne amazone. Angela, entre toutes, possédait cette qualité et adorait les sports.

— Mon enfant, lui disait doucement « Madame », en posant sa main diaphane sur le bras de la jeune fille, après qu’elle lui avait lu à travers le cornet acoustique pendant une couple d’heures quelque ouvrage pieux, allez un peu vous distraire au dehors. Rochelune va venir me répondre le chapelet.

Angela s’inclinait respectueusement et obéissante sortait. C’était l’heure délicieuse de fin d’automne avant la tombée du jour, quand un peu de soleil reste encore aux sommets et qu’un grand calme noie la campagne où les feuilles tiennent à peine au bout des branches et tombent, au moindre souffle, sur le promeneur.

François venait lui-même mettre en selle la jeune fille, montait ensuite sur « Philistin », et ils partaient, suivis de deux grooms.

L’œil gris, terne et noyé de « Madame » les suivait longtemps, de la fenêtre, pendant que ses lèvres pâles récitaient les « Ave ».

« Madame », cœur de martyre, âme de sainte !

Les invités de Ritzowa n’étaient pas très nombreux à cette époque, il ne restait que le secrétaire du prince : Henri de Saint-Luc, le duc de Lancrel et le baron de Barbentan, encore celui-ci devait-il partir avant la Toussaint à cause des études de son fils.

Mais on avait décidé qu’Angela passerait au château tout l’hiver pour seconder la duchesse de Rochelune dans son service auprès de « Madame ». Celle-ci, l’hiver, ne pouvait plus sortir à cause du froid vif des montagnes qui avivait ses douleurs, elle ne pouvait se rendre auprès de ses pauvres ni s’occuper activement de ses œuvres, alors il fallait admettre une seconde dame d’honneur en plus des deux secrétaires et des caméristes.

Angela, joyeuse, avait accepté ce poste.

« Madame » souffrait atrocement au moment des changements de temps, mais aucune plainte ne s’échappait de ses lèvres qui tremblaient de souffrance, elle priait avec encore plus de ferveur, offrant au ciel d’autres souffrances morales plus atroces et plus mystérieuses.

Une après-midi d’octobre, infiniment tiède, toute imprégnée du parfum des lavandes, des thyms, des marjolaines, que foulaient les pieds des chevaux, les deux cavaliers — François et Angela — arrivèrent à une plateforme dominant à pic une série de gorges profondes, noires et mystérieuses.

— Les Monts Maudits, expliqua le prince à sa compagne qui n’avait pu contenir une exclamation. Jamais le soleil n’a éclairé la base de ces monts, on n’y parvient qu’avec des cordes pour recueillir certaines plantes vénéneuses bonnes pour la pharmacie. Mais, ajouta le « cicerone de circonstance », avec un sourire, si vous voulez descendre un instant de cheval, je vous ferai contempler, Mademoiselle, l’envers du site terrible. Nous n’aurons qu’à tourner autour de cette crête pour voir le versant opposé, qui est aussi riant et grandiose que celui-ci est effroyable.

Angela sauta aussitôt de sa monture, avant que nul n’ait pu l’aider.

François donna aux grooms les brides des chevaux et leur ordonna d’attendre son retour.

Les deux promeneurs aussitôt se mirent à marcher le long du bord extérieur du rocher, la jeune fille tenant sa jupe d’amazone relevée, sur son bras, allait lestement sans vertige sur l’étroit sentier.

— Ne regardez pas en bas, mais devant vous, expliquait son guide, nous avons à franchir quelques mètres seulement

En effet, ce fut très court. La crête passée, une belle vallée fertile s’étendait au bas de la montagne, et le chemin, soudain élargi, offrait un véritable tapis de violettes d’automne et de bruyères roses.

— Asseyons nous un peu, proposa le prince, je vais vous expliquer la topographie de l’horizon.

Du bout de sa cravache, il désignait les quatre points cardinaux.

— Ici l’Autriche, au sud l’Italie, à gauche la Turquie et là-bas très loin notre France !