Page:Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, tome 1.djvu/69

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miens. L’affection qu’il nous est permis d’avoir pour quelques individus ne détruira point celle que nous devons à la société dont nous sommes membres, et au genre humain, dont chaque société fait partie.

La douceur légitimement attachée à l’amitié particulière devient pour nous la récompense de la bienveillance générale, et ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons dire avec Cicéron que la véritable amitié est de toutes les choses la plus excellente, qui l’est dans toutes les saisons et dans tous les états de la vie et nous en concluons nihil melius homini a diis immortalibus datum. L’abus donc de l’amitié ne vous effrayera point. Dirions-nous que le vin est un poison parce que ceux qui en boivent trop s’enivrent, ou que la religion est une mauvaise chose, parce que plus d’une fois elle a servi de prétexte à la vengeance ?

Que celui dont les liaisons particulières se forment et s’entretiennent aux dépens de la bienfaisance générale rentre en soi-même et s’examine. Il découvrira dans son cœur quelque vice secret qui fait que le sentiment le plus doux, le plus naturel et le plus innocent dégénère. Lorsque quatre personnes concentrées se soucieront peu du reste de l’Univers, est-ce à leur amitié qu’il faut s’en prendre ? Non sans doute, c’est un vice du cœur et un défaut de principe.

Commençons donc par rectifier notre cœur et par nous faire des principes ; ils nous attacheront à cette chaîne invisible qui nous lie à tous nos semblables, et nous n’aimerons point l’individu aux dépens de l’espèce, car le plus grand de nos devoirs est d’aimer tous les hommes. Et qui doute qu’il faille de la vertu pour concilier l’amitié avec la justice, et savoir être ami sans cesser d’être homme. Eh bien, ayons de la vertu, peut-on être bon et heureux sans elle ?

Je suis charmé, mon cher ami, que ce que je vous ai dit de vos concitoyens ait réjoui votre cœur. Il avait besoin de ce lénitif, mais je n’aime pas les conséquences que vous en tirez. Quoi ! parce qu’ils méritent votre estime, parce que leur bienveillance vous est chère, vous craignez de n’en pas jouir ? Vous les croyez donc bien injustes et s’ils le sont comment pouvez-vous les estimer ? Mais vous me dites une chose qui me fait encore plus de peine et qui me prouve bien que vous ne lisez pas mes lettres. Ce n’est pas ce qui m’afflige le plus, elles n’en valent pas la peine et si je vous en parle ce n’est que pour me justifier, je ne vous dirai pas de les relire, on ne conserve pas des lettres qu’on ne lit point. Faites-moi