Page:Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, tome 4.djvu/76

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qui, bien que mal choisies et souvent mauvaises, ramenoient pourtant mon cœur à des sentimens plus nobles que ceux que m’avoit donné[s] mon état, dégoûté de tout ce qui étoit à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui m’auroit tenté, je ne voyois rien de possible qui pût contenter mon cœur. Mes sens, émus depuis long-temps, me demandoient une jouissance dont je ne savois pas même imaginer l’objet. J’étois aussi loin du véritable que si je n’avois point eu de sexe, et déjà pubère et sensible, je pensois quelquefois à mes folies, mais je n’imaginois rien au delà.

Dans cette étrange situation, mon inquiéte imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et donna le change à la nature. Ce fut de se nourrir des situations qui m’avoient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que [61] je devinsse un des personnages que j’imaginois, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables ou les plus brillantes selon mon goût, enfin que l’état fictif où je venois à bout de me mettre me fît oublier mon état réel dont j’étois si mécontent. Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m’occuper à leur contemplation formèrent, par trait de temps, mon principal caractère et déterminèrent mon goût pour la solitude. On verra plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition, si sauvage en apparence, mais qui vient en effet d’un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d’en trouver d’existans qui lui ressemblent, est forcé de se nourrir de fictions. Il me suffit, quant à présent, d’avoir marqué l’origine et le premier jeu d’une fantaisie qui a modifié toutes mes passions, et qui, les conte-