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On apporte dans un énorme plat de faïence vulgaire les viandes amoncelées : à pleines mains l’idiot les saisit, à pleines dents il les dévore. Un grognement de brute satisfaite accompagne chaque bouchée. Debout, Esther le regarde manger. Superbe en sa robe de reine, tissée d’argent, elle se penche vers lui et de ses lèvres peintes elle effleure d’un baiser léger son crâne nu. Il la saisit avec violence, mais elle, se dégageant d’un mouvement prompt, ramasse les plis de sa jupe, et, sereine, redescend vers ses invités.

La fête continue.


PHILÉMON et BAUCIS.


La première fois que je les rencontrai, je demeurai attendrie devant ce couple, auguste par la double majesté de l’âge et d’une tendresse qui semblait avoir traversé la vie toute entière. Elle ne sortait jamais sans lui ; lui n’allait nulle part sans elle. Et si doucement, si amoureusement unis ! Philémon s’inquiétait de tout pour Baucis : de l’air de la fenêtre, du foyer trop ardent, de la lumière éclatante, du froid de ses pieds, de la rougeur du teint, d’un affaissement de la taille, de la langueur du regard ; il la trouvait toujours la plus belle, la plus charmante, et le lui disait, ô triomphe ! devant toutes les autres femmes. À nul autre il ne laissait le soin d’envelopper ses épaules du manteau de fourrures ; c’est lui qui mettait sur ses souliers de satin les bottines doublées d’astrakan, qui nouait sous son menton le voile épais de dentelles, qui doucement la soutenait quand elle descendait l’escalier.

C’était touchant… jusqu’aux larmes.

Elle le suivait d’un œil attendri dans tous ses mouvements, souriait de ses mots, applaudissait à ses réparties. Jalouse avec cela ! Une inquiétude tendre rajeunissait son visage quand une belle fille s’approchait de lui, attirée par sa haute mine ; un geste imperceptible, un clignement d’yeux, une moue des lèvres demeurées gracieuses le ramenaient bien vite près de sa chaise. On sentait quelquefois qu’il y avait de l’orage dans l’air, mais l’ardeur encore verte des réconciliations se pressentait aux regards échangés.

Et pourtant, il y a déjà fameusement longtemps que la Nina, alors dans tout l’éclat de sa renommée galante, s’éprit de Raymond, de quelques années plus jeune qu’elle. C’était alors un pauvre petit peintre gagnant péniblement sa vie à faire des fonds chez Rafaëllo où il posait aussi quelquefois pour le torse. Ce fut dans cet atelier justement célèbre qu’elle le rencontra. Il y eut entre eux, paraît-il, ce fameux coup de foudre dont on s’est si souvent servi sans parvenir à l’user ; ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre ; ils ne devaient pluss e quitter.

Leurs amours discrètes, et pour cause, pendant quelques