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Bandeaux, lettrines et illustrations de L’enchanteur pourrissant.
Bandeaux, lettrines et illustrations de L’enchanteur pourrissant.


’Enchanteur était entré conscient dans la tombe et s’y était couché comme sont couchés les cadavres. La dame du lac avait laissé retomber la pierre, et voyant le sépulcre clos pour toujours, avait éclaté de rire. L’enchanteur mourut alors. Mais, comme il était immortel de nature et que sa mort provenait des incantations de la dame, l’âme de Merlin resta vivante en son cadavre. Dehors, assise sur la tombe, la dame du lac, que l’on appelle Viviane ou Eviène, riait, éveillant les échos de la forêt profonde et obscure. Lorsque sa joie fut calmée, la dame parla, se croyant seule : « Il est mort le vieux fils du diable. J’ai enchanté l’enchanteur décevant et déloyal que protégeaient les serpents, les hydres, les crapauds, parce que je suis jeune et belle, parce que j’ai été décevante et déloyale, parce que je sais charmer les serpents, parce que les hydres et les crapauds m’aiment aussi. Je suis lasse d’un tel travail. Le printemps commence aujourd’hui, le bon printemps fleurissant que je déteste ; mais il passera vite, ce printemps parfumé qui m’enchante. Les buissons d’aubépine défleuriront. Je ne danserai plus, sinon la danse involontaire des petits flots à la fleur du lac. Mais, quel malheur ! Aux retours inévitables du printemps, les buissons d’aubépine refleuriront. J’en serai quitte pour ne point sortir de mon beau palais plein de lueurs de gemmes, au fond du lac, pendant chaque printemps. Et quel malheur ! La danse involontaire des petits flots à fleur du lac est aussi une danse inévitable. J’ai enchanté le vieil enchanteur décevant et déloyal et voici que les printemps inévitables et la danse inévitable des petits flots me soumettront et m’enchanteront, moi, l’enchanteresse. Ainsi tout est juste dans l’univers : le vieil enchanteur décevant et déloyal est mort et quand je serai vieille, le printemps et la danse des petits flots me feront mourir. »

Or, l’enchanteur était étendu mort dans le sépulcre, mais son âme était vivante et la voix de son âme se fit entendre : « Dame, pourquoi avez-vous fait ceci ? » La dame tressaillit, car c’était bien la voix de l’enchanteur qui sortait de la tombe, mais inouïe. Comme elle ne savait pas, la dame crut qu’il n’était pas encore mort et frappant de sa main la pierre tiède sur laquelle elle était assise, elle s’écria : « Merlin, ne bouge plus, tu es entré vivant dans le tombeau, mais tu vas mourir et déjà tu es enterré. » Merlin sourit en son âme et