Page:Apollinaire - L’Enchanteur pourrissant, 1909.djvu/40

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Étaient venues aussi les magiciennes les plus perfides, telles qu’elles sont.

MÉDÉE

J’embrasserais volontiers celle qui a fait mourir l’enchanteur. Je l’embrasserais, fût-elle un spectre. J’ai ignoré la science des fuites. Enchanteur ! Je crache sur le sol, je voudrais cracher sur toi.

DALILA

Marâtre, tu donnas la Toison à l’argonaute. Moi, je coupai la chevelure de mon amant. Nous aimions toutes deux, mais différemment. Tu aimais les hommes forts ; moi, je fus la femme forte. La dame qui enchanta l’enchanteur lui coupa sans doute la chevelure, suivant mon exemple. Qu’en penses-tu ?

MÉDÉE

Chercheuse de poux, ne parle pas d’enchantements. Un chevelu devient ridicule après avoir été tondu. Toi-même que serais-tu si l’on te tondait ? Ni plus ni moins forte. Qu’aurais-tu fait contre le tondu, sans d’autres hommes. Et même, tout fut vain à cause de toi. L’homme fut plus fort contre toi, contre toutes.

HÉLÈNE
vieille et fardée

Je l’avoue, lorsque j’aimai le berger troyen et qu’il m’aima, j’avais plus de quarante ans. Mais mon corps était beau et blanc comme mon père, le cygne amoureux qui ne chantera jamais. J’étais belle comme aujourd’hui, plus belle que lorsque petite fille, le vainqueur de brigands me dépucela. J’étais bien belle, car j’avais su conserver ma beauté en restant nue et en m’exerçant chaque jour à la lutte. Je savais aussi (car Polydamne me l’avait appris en Égypte) me servir des herbes pour en faire des fards et des philtres. Je suis belle et je reparais toujours, prestige ou réalité, amante heureuse et féconde et jamais je n’ai tondu mes amants, ni tué mes enfants. Pourquoi tuer les hommes ? Ils savent s’entretuer sans que nous le demandions. Je suis curieuse de savoir pourquoi cette dame veut faire mourir ce vieillard qui est son amant ; car il est certainement son amant.

ANGÉLIQUE

Sait-on s’il est son amant ? Elle-même le sait puisqu’il lui a tout enseigné, tout ce qu’il savait. Nul ne saurait deviner l’énigme de la mort de l’enchanteur. Les hommes savent s’entretuer sans que nous le demandions. Il était mourant, le jeune homme que je recueillis, un jour, que je guéris et qui m’aima comme je l’aimai. J’avais quarante ans alors et j’étais plus belle que jamais. Non, non, il n’y a pas de raison pour qu’une femme tue un homme.