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peuplades et toute congrégation en général, il eut une violente colère et cria ; et sa voix fut inouïe dans la forêt florale et ensoleillée.

VOIX DE L’ENCHANTEUR

Bêtes en folie, êtes-vous si loin de votre prochaine métamorphose que la brute des brutes, le Béhémoth tranquille et sans origine, ait pu vous persuader ? Ne voyez-vous pas ? Il est immobile, ce dictateur. Croyez-moi je vous aime et sais le nom de chacune de vous. Séparez-vous et ne vous fréquentez pas, sinon quand vous aurez faim pour vous dévorer.

Les bêtes n’entendirent pas la voix de l’enchanteur et continuèrent leurs copulations mortuaires sous la dictature inféconde de Béhémoth.

Or, à partir du moment où le chevalier Tyolet avait sifflé, l’enchanteur concevait qu’un grand travail s’accomplissait dans son cadavre. Tous les êtres parasites et latents qui s’ennuient pendant la vie humaine se hâtaient, se rencontraient et se fécondaient, car c’était l’heure de la putréfaction. L’enchanteur maudit toutes ces hordes, mais connut que le travail qui consiste à dénuder la blancheur des périostes, est bon et nécessaire. Il se réjouit même en songeant que son cadavre serait plein de vie quelque temps encore.

L’ENCHANTEUR POURRISSANT

Sifflement, appel humain dès l’origine, tu réunis les premières peuplades. Tu fus cause des premiers troupeaux. Le chevalier avait bonne mémoire, il s’est souvenu du sifflement originel. Voilà le mal. Antique sifflement, tu opères aujourd’hui ma putréfaction. Mon corps, mon pauvre corps, il est bon que tu pourrisses sous terre. Les tombeaux sont plus sincères que les urnes, mais ils tiennent trop de place. Bêtes en folie, allez loin du Béhémoth sans origine et, je vous le dis, faites du feu, cherchez du feu, trouvez du vrai feu, et puis, si par bonheur vous en avez pu dérober, brûlez les cadavres. Allons, les bêtes, l’heure folle est passée ; maintenant commence le jeu proprement dit. Qui mourra le premier ? Pauvres bêtes, aux yeux tristes, séparez-vous, il est temps encore, cessez le jeu mortuaire dont ne profitera que Béhémoth.

Or, les animaux continuaient leur expérience galante et funèbre. La dame du lac à qui l’enchanteur avait communiqué sa haine des troupeaux, des peuplades et de toute congrégation en général s’émut aussi.

LA DAME DU LAC

Bêtes ! Tant de bêtes, mais aucun poisson ni de mer, ni d’eau douce ! Lâcheté du sifflement qui appelle et réunit. Je crie ! Mes cris sont pleins de bravoure, ils effrayent et