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Apollinaire - L’enchanteur pourrissant, p79
Apollinaire - L’enchanteur pourrissant, p79

chant l’une de l’autre et se fuyant deux par deux, diagonalement. Elles dansent longtemps, légèrement et voluptueusement. Et puis, enfin lasses, les mouches volent vers les putréfactions. Après le vol de la libellule amoureuse, c’est la danse des mouches. Les mouches sont aussi infernales que la demoiselle. Après leur danse, elles veulent des mets putréfiés et désirent la mort de tout ce qui se putréfiera. La danse des mouches est une danse funèbre pour toute mort et pour la leur aussi, car l’araignée ourdit sa toile entre le tronc et la branche, et un rayon joue sur les fils déjà tissés, et le vent fait peut-être vibrer agréablement les fils déjà tissés.

Circé a passé dans la forêt. Il n’y a plus d’homme sur terre à cause du pouvoir de l’enchanteresse. Chaque homme est aujourd’hui à la fois un troupeau de pourceaux et son gardien. Le gardien montre le ciel aux pourceaux qui reniflent et grognent vers la terre. Le gardien les force à coups d’aiguillon à soulever leurs groins et ils reniflent vers le ciel, les pourceaux gourmands. Il y a une auge au ciel : ce grand soleil tout plein de perdition. Pourceaux et gardien marchent sur le ciel, le dos tourné à la terre. La nuit s’en vient, il ne reste plus qu’une lune vide. Les pourceaux grognent vers leur terre qui est maintenant une planète au fond de leur nouveau ciel. Le gardien a dit au troupeau en l’aiguillonnant : « Pour voir la terre, il faut être au ciel. » Hélas ! ceux dont le sol est le ciel, comment verraient-ils la terre en lui tournant le dos ?

L’ENCHANTEUR

Dame que j’aimais, pour qui donnes-tu tes symboles dans la forêt, où seul je t’entends ? Tu parles de l’homme, tu parles de ce troupeau mal gardé qui s’en va vers le soleil. Que dirai-je de la femme, ce printemps inutile pour la troupe de pourceaux et son gardien, puisque le sol n’est pas jonché de glands sous les chênes au printemps ?