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LE DÉPART DE L’OMBRE

« J’offris à Bakar un cigare qu’il refusa en prétextant le sabbat.

« — Oï, dit Bakar, je ne me sens pas très bien. Avant de vous en aller, prêtez-moi vos ombres… Je voudrais savoir si j’ai longtemps à vivre. Je connais un peu la sciomancie ou devination par les ombres. Je tiens les principes de cette science de ce même oncle qui n’aimait pas qu’on adorât le veau d’or, mais qui, fort riche et fort avare, ne voyageait qu’en troisième classe. Un de ses amis lui demandait un jour la raison de cette lésinerie. — Parce qu’il n’y a pas de quatrième, répondit mon oncle. Dans la suite, il émigra en Allemagne, où les trains ont des wagons de quatrième classe.

« Sortons de la boutique et au soleil du sabbat soyons sciomanciens.

« Avez-vous tous votre ombre, au moins ?

« Car ne l’ignorez pas, d’après nos croyances certaines, l’ombre quitte le corps trente jours avant qu’il ne meure. »