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L’ŒIL BLEU

le spectacle de la vie, l’air que je respirais et qui me semblait si nouveau, le soleil qui me parut plus lumineux qu’il n’avait jamais été, la liberté enfin me saisit à la gorge. J’étouffais et je serais tombée éblouie, étourdie, si mon père, à qui je donnais le bras, ne m’eût retenue et ne m’eût ensuite menée vers un banc qui se trouvait là et où je m’assis un instant pour reprendre mes esprits.

« À douze ans donc, j’étais une petite fille espiègle et innocente et toutes mes compagnes étaient comme moi.

« Les études, les récréations, les exercices de dévotion se partageaient notre temps.

« Cependant c’est vers cette époque que le démon de la coquetterie pénétra dans la classe où j’étais, et je n’ai pas oublié la ruse dont il se servit pour nous apprendre que les petites filles que nous étions deviendraient bientôt des jeunes filles.

« Aucun homme ne pénétrait dans l’enceinte du couvent, sinon le vénérable aumônier qui disait la messe, prêchait, et auquel nous disions nos peccadilles. Il y avait encore trois vieux jardiniers, peu faits pour nous donner une haute idée du sexe fort. Nos pères venaient nous voir aussi, et celles qui