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L’ŒIL BLEU

était son œil. Nous ne songeâmes point que l’œil unique dénotait un borgne ni que les yeux ne volent point à travers les corridors des vieux couvents et n’errent point détachés de leurs corps,

« Et cependant nous ne pensions qu’à cet œil bleu et au chasseur qu’il évoquait.

« C’était fini d’avoir peur de l’œil bleu. On aurait bien voulu qu’il s’arrêtât pour nous fixer et nous faisions en sorte de sortir souvent seules dans les couloirs pour rencontrer l’œil merveilleux qui nous charmait désormais.

« Bientôt la coquetterie s’en mêla. Aucune de nous n’aurait voulu être vue par l’œil bleu tandis qu’elle avait les mains tachées d’encre. Chacune faisait son possible pour paraître à son avantage en traversant les couloirs.

« Il n’y avait ni glace ni miroir au couvent, et notre ingéniosité naturelle y suppléa bientôt. Chaque fois que l’une de nous passait près d’une porte vitrée qui donnait sur un palier, un pan de tablier noir plaqué derrière la vitre formait ainsi un miroir improvisé où l’on se regardait vite, vite, en s’arrangeant la chevelure, en se demandant si l’on était jolie.