Page:Apollinaire - Le Poète assassiné, 1916.djvu/375

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
261
LES SOUVENIRS BAVARDS

allai trouver la respectable hôtesse du boarding house :

— Il m’est impossible de dormir dans la chambre que vous m’avez donnée. Dès l’aube, mon voisin parle avec des visiteuses et la nuit il s’entretient avec des visiteurs.

— Vous avez le sommeil léger, monsieur. On vous donnera une autre chambre à un autre étage que celui où vous êtes logé.

« Votre voisin est un homme estimable.

« C’est le fameux comique Chislam Borrow. Il est né en Californie et ses tours, ses grimaces, les scènes que sa ventriloquie et sa hâte à changer de déguisement lui permettaient de jouer seul l’avaient rendu célèbre sur toute la terre. Il est très instruit et il connaît plusieurs langues.

« Puis, l’âge est venu avec la fortune. Chislam Borrow est maintenant un vieux célibataire. Il n’a ni parents ni amis. Il a pris pension ici, voici déjà trois ans, et ne parle à personne sinon avec lui-même. Sa ventriloquie lui fournit le moyen d’avoir de la compagnie quand il lui plaît.

« Il lui arrive souvent de converser avec une de celles qu’il aurait voulu épouser ; parfois encore, il parle avec lui-même et ce sont ses dialogues les plus tristes.

« Chislam Borrow est bien à plaindre, monsieur,