Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences, tome 1.djvu/629

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quait le point du lac où l’attendait un batelier, qui le transporterait à Nyon. Il était déjà bien tard ; les sbires du Directoire guettaient leur proie. Notre confrère va droit à son hôte, et, sans autre préambule, lui demande excuse de s’être introduit dans sa maison sous un nom supposé. « Je suis, ajoute-t-il, un proscrit, je suis Carnot ; on va m’arrêter ; mon sort est dans vos mains : voulez-vous me sauver ? — Sans aucun doute, » répond l’honnête blanchisseur ; aussitôt il affuble Carnot d’une blouse, d’un bonnet de coton, d’une hotte ; il dépose sur sa tête un large paquet de linge sale, qui, en fléchissant, tombe jusqu’aux épaules du prétendu Jacob, et couvre sa figure. C’est à la faveur d’un pareil déguisement que l’homme à qui naguère il suffisait de quelques lignes pour ébranler ou arrêter dans leur marche des armées commandées par les Marceau, les Hoche, les Moreau, les Bonaparte ; pour répandre l’espérance ou la crainte à Naples, à Rome, à Vienne ; c’est, triste retour des choses d’ici-bas, c’est comme garçon de service d’une buanderie qu’il gagne, sain et sauf, le petit batelet qui doit le faire échapper à la déportation. Sur le batelet, une nouvelle et bien étrange émotion attendait Carnot. Dans le batelier aposté par M. Didier, il reconnaît ce même Pichegru dont les coupables intrigues avaient rendu le 18 fructidor peut-être inévitable. Pendant toute la traversée du lac, pas une seule parole ne fut échangée entre les deux proscrits. Le temps, le lieu, les circonstances, semblaient en effet peu propres à des débats politiques, à des récriminations ! Carnot, au reste, eut bientôt à se féliciter de sa réserve : à Nyon, la lecture des journaux français lui apprit qu’il