Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences, tome 8.djvu/314

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formité, l’imagination s’étonne : c’est comme un grand linceul dont la nature enveloppe l’armée. Les seuls objets qui s’en détachent, ce sont de sombres sapins, des arbres de tombeaux avec leur funèbre verdure, et la gigantesque immobilité de leurs noires tiges, et leur grande tristesse qui complète cet aspect désolé d’un deuil général, d’une nature sauvage et d’une armée mourante au milieu d’une nature morte. Tout, jusqu’à leurs armes encore offensives à Malo-Jaroslawitz, mais depuis seulement défensives, se tourna alors contre eux-mêmes. Elles parurent à leurs bras engourdis un poids insupportable. Dans les chutes fréquentes qu’ils faisaient, elles s’échappaient de leurs mains, elles se brisaient ou se perdaient dans la neige. S’ils se relevaient, c’était sans elles, car ils ne les jetèrent point, la faim et le froid les leur arrachèrent. Les doigts de beaucoup d’autres gelèrent sur le fusil qu’ils tenaient encore, et qui leur ôtait le mouvement nécessaire pour y entretenir un reste de chaleur et de vie. »

Un chirurgien-major de la grande armée, M. René Bourgeois, a décrit en ces termes les souffrances atroces causées par les froids extrêmes du commencement de décembre  :

« Les chaussures des soldats brûlées par les neiges furent bientôt usées. On était obligé de s’entourer les pieds de chiffons, de morceaux de couvertures, de peaux d’animaux qu’on attachait avec des liens de paille ou de ficelle, et qui ne garantissaient que faiblement de l’impression du froid…. Malgré ce qu’on faisait pour mitiger les effets du froid, en s’entourant de tout ce qui pouvait servir de vêtements, per de monde échappa à la congélation et chacun en fut frappé dans quelques parties du corps. Heureux ceux à qui elle n’atteignit que le bout du nez, les oreilles et une partie des doigts. Ce qui rendait ses ravages encore plus funestes, c’est qu’en arrivant près des feux, on y plongeait imprudemment les parties refroidies qui, ayant perdu leur sensibilité, n’étaient plus susceptibles de ressentir l’impression de la chaleur qui les consumait. Bien loin d’éprouver le soulagement que l’on recherchait, l’action subite du feu donnait lieu à de vives douleurs et déterminait promptement la gangrène…. Toutes les facultés étaient anéanties chez la plupart des soldats, la certitude de la mort les empêchait de faire aucun effort pour s’y soustraire : se croyant hors d’état de supporter la moindre fatigue, ils refusaient de continuer leur route et se couchaient à terre pour y attendre la fin de leur déplorable