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souvenirs d’un aveugle.

— Oui, me répondit-il, le lion est généreux, mais envers les Européens seulement.

Sa réponse me fit sourire ; il s’en aperçut et continua gravement :

— Ceci n’est pas une plaisanterie, mais un fait positif qui a cependant besoin d’explication. Les Européens sont vêtus ; les esclaves en général ne le sont pas. Ceux-ci offrent à l’œil du lion de la chair à mâcher ; ceux-là ne lui présentent presque rien de nu. Ce que j’entends par générosité, c’est, à proprement parler, dédain, absence d’appétit, et un lion qui n’a pas faim ne tue pas. Le lion a mangé moins d’Européens que de Cafres ou de Malgaches ; le souvenir de son dernier repas l’excite ; il y a là, à portée de ses ongles et de ses dents, une poitrine nue, et la poitrine est broyée…

— Je comprends…

— Toutefois je crois qu’il y a de la reconnaissance dans les paroles du brave Rouvière, et voici à quelle occasion cette reconnaissance est née.

Il partit un beau matin de Table-Bay pour False-Bay, en suivant les sinuosités de la côte, et seul, selon sa coutume, armé d’un bon fusil de munition où il glissait toujours deux balles de fer. Il portait, en outre, deux pistolets à la ceinture et un trident en fer à long manche, placé en bandoulière derrière son dos. Ainsi armé, Rouvière aurait fait le tour du monde sans la moindre difficulté. Il était en route depuis quelques heures lorsqu’un bruit sourd et prolongé appela son attention : au moment du péril, les premiers mots de Rouvière étaient ceux-ci :

— Alerte, mon garçon, et que Dieu soit neutre !…

Le bruit approchait, c’était le lion ; lorsque celui-ci veut tromper son ennemi aux aguets, il fait de ses puissantes griffes un creux dans la terre, y plonge sa gueule et rugit. Le bruit se répercute au loin d’écho en écho, et le voyageur ne sait de quel côté est l’ennemi. Après avoir visité ses amorces, Rouvière, l’œil et l’oreille attentifs, continua sa marche, certain qu’il aurait bientôt une lutte à soutenir.

En effet, les rochers qu’il côtoyait retentissent bientôt sourdement sous les bonds du redoutable roi de ces contrées, et un lion monstrueux vient se poser en avant de Rouvière et le provoquer pour ainsi dire au combat.

— Diable ! diable ! se dit tout bas notre homme, il est bien gros… la tâche sera lourde… Et en présence d’un tel champion, il recule.

Le lion le suit à pas comptés. Rouvière s’arrête ; le lion s’arrête aussi… Tout à coup la bête féroce rugit de nouveau, se bat les flancs, bondit et disparaît dans les sinuosités des rochers.

— Il est bien meilleur enfant que je ne l’espérais, murmura M. Rouvière ; mais essayons d’atteindre le bac, cela est prudent…

Il dit, et le lion se retrouve en sa présence pour lui fermer le chemin.

— Nous jouons aux barres, poursuivit Rouvière, ça finira mal… Il rétrograde encore ; mais l’animal impatienté se rapproche de lui et semble