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souvenirs d’un aveugle.

Aux bals donnés par les opulents planteurs, on serait tenté de se croire dans les magnifiques salons de la Chaussée-d’Antin ; toutes les belles femmes y forment de fraîches guirlandes, tant les riches parures y jettent de vives étincelles… Paris est deviné à Maurice.

Mais ce n’est pas seulement par la frivolité de ses joies, de ses fêtes, que l’Île-de-France a conquis cette dénomination glorieuse de Paris des Grandes-Indes que les voyageurs lui ont donnée ; c’est par son goût des lettres, des arts et des sciences ; c’est aussi et surtout par son ardent enthousiasme pour toutes les gloires et toutes les illustrations. S’il n’y a point à Maurice de bibliothèque publique, on trouve dans chaque maison une bibliothèque particulière où le cœur et l’esprit de la jeunesse se développent et s’élargissent.

Ce n’est pas tout encore. J’ai trouvé ici une société d’hommes aimables sans causticité, instruits sans pédantisme, qui, toutes les semaines, dans des réunions qu’ils avaient appelées séances de la Table-Ovale, luttaient par leur verve intarissable avec les beaux-esprits de nos caveaux anciens et modernes, et perçaient quelquefois les profondeurs des plus hautes sciences.

Je n’ai pas manqué un seul jour à ces banquets délicieux où leur courtoisie m’avait invité. J’ai dit souvent, depuis mon retour en Europe, les couplets et les strophes des poëtes de l’île, et l’on a pu se convaincre que le ciel qui a réchauffé Parny et Bertin n’avait rien perdu de sa puissance inspiratrice.

Là Bernard et Mallac, rivaux sans jalousie ; là Arrighi, descendant d’une famille illustre ; là Chomiel, le fameux Désaugiers de l’île ; là Coudray, directeur du collége colonial, où il veille en père sur tant de jeunes espérances ; Thenaud, Ésope indien, vainqueur des belles à coups d’élégants madrigaux ; Dépinay, plus utile encore au barreau qu’à ces banquets dont il est l’idole ; Mancel ; Josse, qui comprend et commente si bien Newton et Descartes ; Édouard Pitot, le peintre ; Fadeuil, Maingard, Épidarise Collin, qui reçut des leçons de Parny et se plaça si près de son maître ; et Tomy Pitot, le plus habile de tous, poëte inspiré plus encore par le cœur que par la tête, le Béranger de cet hémisphère, que la mort vient de ravir naguère à la colonie attristée. Oh ! je ne les ai pas quittés sans larmes, ces amis de peu de jours, mais si bons, si fervents ; et si l’un d’eux, de par le monde, lit encore ces lignes, il verra que moi aussi j’ai dans l’âme un autel pour les saintes affections.