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voyage autour du monde.

Après avoir longé la côte de Guham pendant une demi-journée et touché presque de la main l’île des Cocos, qui ferme d’un côté la rade d’Humata, nous laissâmes tomber l’ancre à deux encâblures à peu près du rivage et non loin d’un navire espagnol arrivé la veille de Manille.

La rade, dont le fond est délicieux, est défendue par trois forts appelés, l’un la Vierge des Douleurs, l’autre Saint-Ange, et le troisième Saint-Vincent : vous voyez bien que nous sommes dans un archipel espagnol.

La ridicule cérémonie du salut causa un malheur bien grand à deux soldats de la garnison, peu habitués sans doute au service de l’artillerie ; tout leur corps fut brûlé par une gargousse ; mais, grâce à leur vigoureuse constitution et aux soins empressés de nos docteurs, ils résistèrent aux horribles souffrances qu’ils eurent à supporter.

Le gouverneur de la colonie, venu à Humata pour recevoir les nouvelles que le trois-mâts la Paz lui apportait, nous reçut avec une cordialité si franche, il donna un emplacement si propre, si bien aéré à nos pauvres éclopées, il nous témoigna tant d’égards, que nous ne crûmes pas devoir l’affliger par une étiquette qu’il aurait peut-être prise pour une réserve offensante. Une heure après, nous nous promenions dans les salons de son palais.

Le village d’Humata se compose d’une vingtaine de mauvaises cases en arêtes de cocotiers assez bien liées entre elles et bâties sur pilotis. Le palais du gouvernement est long, large, imposant, à un seul étage, orné d’un balcon de bois, avec cuisine et chambre à coucher. Cela ressemble admirablement à ces cages carrées et glissantes jetées sur la Seine à l’usage des blanchisseuses de la capitale. Patience, nous verrons beaucoup mieux plus tard, et Guham nous réserve d’autres merveilles.

Quant aux spectres hideux qui peuplent les maisons, c’est chose horrible à voir. Voici les femmes vêtues d’un lambeau d’étoffe sale, puante, nouée à la ceinture et descendant jusqu’au genou. Le reste du corps est absolument nu ; leurs cheveux sont mêlés et crasseux, leurs yeux ternes, vitrifiés ; leurs dents jaunes comme leur peau ; leurs épaules, leur cou, rongés de lèpre, traçant tantôt de larges rigoles, tantôt creusant la chair, le plus souvent dessinant partout des écailles serrées de poissons ou des étoffes moirées ; on recule d’horreur et de pitié.

Les hommes font plus mal à voir encore, et l’on serait tenté de frapper de verges ces larges et robustes charpentes que la douleur et les maladies rongent sans les abattre, et qui meurent enfin, parce que la mort dévore tout. Autour d’eux sont de vastes et belles forêts ; sous leurs pieds une terre puissante ; l’air qu’ils respirent est parfumé ; l’eau qu’ils boivent est pure et limpide ; les fruits, les poissons dont ils se nourrissent sont délicats et abondants ; mais la paresse est là à leur porte ; elle se couche avec eux dans les hamacs, la paresse honteuse qui les abandonne