Aller au contenu

Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
100
souvenirs d’un aveugle.

cement de madame Freycinet, qui gardait la chambre, et la messe se dit aux ronflements du roi et de quelques grands personnages qui respiraient en faux-bourdon. Kao-Onoéh était la plus curieuse des femmes ; elle me questionnait sur tout, et Rives lui traduisait mes réponses, qui semblaient beaucoup l’amuser. L’épouse favorite de Kraïmoukou demanda d’un air assez peu inquiet combien on couperait de phalanges à son mari et combien on lui ferait sauter de dents ; je l’assurai qu’on le lui rendrait fort intact, et les deux princesses ne comprenaient pas comment une si belle récompense était accordée à celui qui ne faisait rien pour la conquérir. La messe achevée, Kraïmoukou reçut l’eau sacrée du baptême, et le ciel s’ouvrit à un élu.

Quand tout fut fini pour Louis Kraïmoukou-Pitt, peu s’en fallut que M. de Quélen ne se vît contraint par la violence à recommencer l’ablution sainte au profit de chacun des assistants. Kao-Onoéh se montra la plus fervente des néophytes ; elle s’élança, à demi nue, vers notre abbé scandalisé ; elle baisa ses vêtements, ses dorures, et s’empara de l’image de la Vierge, qu’elle présenta à l’adoration de toutes ses amies, presque aussi dévotes qu’elle ; puis, consolées du refus du prêtre, elles visitèrent la batterie, l’entre-ponts, les cabines des officiers, le poste des élèves, et ce n’est pas la faute de l’épouse aimée de Kraïmoukou si son mari ne reçut ce jour-là sur la tête que le signe sacré de son salut.

Peu d’instants après, le roi, les princes, les princesses, se rendirent à terre, et Louis Kraïmoukou-Pitt, le nouveau chrétien, alla se reposer dans sa cabane, au milieu de ses six femmes, sans avoir rien gagné dans notre estime, sans avoir rien perdu de l’amitié de Riouriou, ni de son autorité sur le peuple, à l’antique religion duquel il venait de donner un flétrissant démenti.

J’accompagnai les Sandwichiens à Koïaï, car c’est surtout après de semblables jongleries qu’il y a quelque chose à apprendre et d’utiles enseignements à puiser dans le recueillement de la pensée. Mais, hélas ! on ne pense pas aux Sandwich ; toute morale y est incomprise, excepté cependant celle de l’intérêt personnel, qui appartient à tous les peuples et qui est presque celle de tous les hommes.

Kraïmoukou, sous ce rapport, était un type curieux à étudier.