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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/250

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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE

de glaces que les ouragans polaires poussent jusque dans des zones moins tourmentées.

Le cap Horn aura-t-il vos préférences et votre amour, lui qui chasse au loin les navires explorateurs et qui ne reçoit la visite que des tourmentes australes ? Ne fuiriez-vous pas comme nous au plus vite les îles Malouines, dont le sol froid et tourbeux n’a pu nourrir aucun végétal et où peuvent vivre seuls les phoques et les pingouins, dont je vous dirai plus tard l’existence si curieuse ?

Est-ce le Paraguay qui sourira à vos désirs ; le Paraguay avec ses plaines immenses, ses myriades de chevaux sauvages domptés par les Gaouchos, qui, eux, n’ont été domptés par aucun peuple ; le Paraguay, où le jaguar fait entendre ses rauquements funèbres, et où se promène, insatiable comme l’incendie, le bruyant et dévastateur pampero, qui a rasé tant d’édifices et brisé tant de navires ?

Encore une fois, non, ce ne sont pas là des pays pour lesquels on renonce à une patrie.

J’ai fait passer devant vos regards effrayés les mornes solitudes de la presqu’île Péron, la triste et froide stérilité des îles d’Irck-Hatigs… et de Doore, et les dunes de sable et de grès des terres désolées d’Endracht et d’Edels ; ce n’est pas là bien certainement que vous essaieriez d’établir votre domicile, à moins pourtant qu’une torture de tous les jours ou une lente agonie au milieu des déchirantes convulsions de la soif ne fût nécessaire à votre esprit malade.

Peut-être serez vous tentés par l’aspect de Solor, de Kéra et de Simao, où les boas monstrueux se jouent à l’air, immenses balanciers suspendus aux hautes branches par quelques anneaux de leur queue vigoureuse, ou sifflent et s’élancent à travers les bois et les bruyères, rapides comme les flèches des Malais. Qui sait ? les hommes sont si bizarres dans leurs caprices ? N’a-t-on pas vu naguère deux Anglais, riches, heureux, jeunes, pleins d’avenir, instruits et honorés, s’élancer dans un canot, et se livrer au courant du Niagara et tourbillonner avec l’effrayante cataracte, pour s’assurer si, en effet, le gouffre n’épargnait personne ? Un sage géologue d’Édimbourg ne s’est-il pas fait descendre, il y a peu d’années, dans le cratère de l’Etna, d’où il n’a plus reparu à la surface ? Pourquoi le boa ne serait-il pas, pour quelques-uns, un visiteur bien reçu, alors que les Malais bâtissent leurs cases à Solor, à Kéra ou à Simao, et que leur vie y coule heureuse jusqu’à une vieillesse avancée ?

Timor vous épouvante, et je me flatte que vous détournerez les yeux et votre pensée d’Ombay la sanglante, où l’anthropophagie est peut-être une religion. Diély avec ses bois infestés de reptiles, Koupang avec ses mœurs farouches, Batouguédé avec ses cônes noirâtres, creux et sonores, n’ont laissé dans votre âme aucune image assez riante pour que vous les regrettiez, et je ne pense pas qu’Amboyne, où la dyssenterie a