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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/448

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souvenirs d’un aveugle.

pureté, elle trouvait dans sa bonté naturelle tant de bienveillance, ses habitudes de souffrance l’avaient rendue si parfaitement bonne, que je ne savais comment lui témoigner ma reconnaissance de son aménité. Elle me pria de lui raconter les détails du vol de Cogoï, et quand j’eus achevé, elle me demanda comme une grâce de lui laisser les deux têtes zélandaises. J’y consentis de grand cœur et j’ajoutai que j’en avais déjà fait le sacrifice.

— Il m’en faut une pour le musée de Vienne, me dit l’excellente Léopoldine. Laquelle me donnez-vous ? Je ne veux la devoir qu’à vous seul.

— Madame n’a qu’à choisir.

— Alors je prends celle dont le profil ressemble à celui d’Henri IV. Merci. Vous avez encore, continua-t-elle, quelques autres curiosités à me montrer.

— Et à vous offrir, madame.

Léopoldine accepta une coiffure de Kamschadale faite en intestins de poissons, un petit kanguroo, deux ou trois casse-têtes, un beau cric timorien et un oiseau de paradis avec ses pattes.

— Voilà qui est fort curieux, me dit-elle ; vous m’obligez beaucoup, et je serais désolée de ne pouvoir rien faire qui vous fùt agréable.

— Je suis trop payé, madame, par la bienveillance avec laquelle vous avez daigné m’accueillir.

Le lendemain je reçus la croix du Christ. Mes titres à cette haute faveur valent bien, je crois, ceux de tant de héros français décorés du ruban rouge, qu’ils prétendent avoir gagné à la prise de quelque citadelle ou par des services importants qu’ils mettent toute leur gloire à cacher. J’eus l’honneur de revoir plusieurs fois l’excellente Léopoldine, avec qui je dessinais souvent aux environs de Saint-Christophe, et je ne me lassais point d’admirer la grâce de cette malheureuse princesse si cruellement traitée par son royal époux, et sitôt enlevée à l’amour des Brésiliens.

Un jour que, dans son cabinet, nous dessinions un bouquet de fleurs placé dans un vase, don Pédro passa, et s’adressant à moi d’un ton brusque :

— On m’a dit que vous étiez fort au billard.

— On vous a dit vrai, monseigneur.

— Vous êtes modeste.

— Il n’y a pas de gloire à bien bloquer une bille, et j’avoue franchement que je suis très-fort sur les carambolages.

— Gagnez-vous Bellart ?

— Bellart est un enfant.

— Je le gagne aussi, moi.

— Je le crois sans peine. Je lui donne dix points.

— Fanfaronnade !