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souvenirs d’un aveugle.

élans de colère contre une puissance avec laquelle on pouvait du moins essayer de lutter ; aujourd’hui, ce sont les cris de fureur du lion pris dans des réseaux de fer. L’ennemi est là sous les pieds, sur la tête ; il ne vous touche pas, il ne vous heurte pas ; il est, il vit partout, terrible et puissant, et vous ne le voyez nulle part.

Comment frapper l’invisible ? Comment vaincre ce qui est et ce qui n’est pas ?

Si, pour s’attacher encore à une dernière espérance, on livre à elle-même la haute voile du navire afin de s’assurer que dans une zone plus élevée il ne règne pas le même silence, la lourde voile tombe de tout son poids, pèse sur la vergue, vainement tourmentée, et semble un linceul mortuaire jeté sur un cadavre.

Vous avez vu le calme du jour ; celui de la nuit est plus imposant et plus solennel encore, car ici un contraste de chaque instant vous rappelle que vous seul êtes dans l’inaction. Canapus et Sirius, ces deux plus éclatants soleils de l’hémisphère austral, dont les blancs rayons nous arrivent si vifs et si limpides, se lèvent pleins de force ; autour de ces magnifiques globes se montrent tour à tour, marchent et s’effacent comme d’humbles tributaires ces légions immenses d’étoiles qui peuplent l’immensité des cieux, et quand tout se meut là-haut, tout est immobile ici-bas ; quand tout se dresse et monte, s’abaisse et se couche, vous seul, stationnaire dans le monde, vous n’avez point de vie, vous seul êtes mort au centre d’un monde vivant.

Cependant l’équipage, affaissé par la lassitude de l’inaction, s’assied sur la drôme et les porte-haubans, les regards tournés vers le point de l’espace d’où est partie la dernière brise. Triste et recueilli, il attend avec la résignation d’un condamné que l’heure de sa délivrance arrive. Tout à coup il se lève frappé comme par une commotion électrique : le cou tendu, les yeux d’abord ouverts sans rien voir ; il écoute le silence et regarde marcher l’immobilité ; mais il a senti sur son visage un léger et imperceptible frémissement qui lui dit que ses bras vont être occupés et ses heures vivifiées… Il ne s’est pas trompé, la surface de l’eau se brise, se ride ; ce n’est plus cette nappe immense d’huile dont rien n’altérait la pureté, c’est une onde qui se meut et chemine ; le léger courant s’élargit dans sa marche, et déjà le navire bruit et frétille ; les voiles déroulées, frôlent avec un doux murmure ; les mâts, coquets et élancés, se courbent avec grâce ; un petit sifflement aigu s’échappe de toutes les manœuvres ; le beaupré de la corvette se lève avec majesté, et l’avenir s’ouvre à tous radieux et consolant.

De tous les grands phénomènes que la mer offre à l’admiration des hommes intrépides qui osent parcourir les océans, le calme plat est sans contredit le plus menaçant, le plus terrible, le plus dangereux, le plus dévorateur ; la vie marche avec la tempête qui mugit ; elle s’éteint avec