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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/87

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voyage autour du monde.

voir d’abord, c’est ce que je crains de ne voir qu’une fois, c’est surtout ce que la foule dédaigne. Cook tomba entre Kayakakooah et Karakakooah. J’irai m’agenouiller sur la place fatale, non pas demain, mais aujourd’hui, mais une heure après avoir mis pied à terre. Quelques mots de renseignement me suffirent ; mes provisions ne furent pas lourdes ; on ne meurt pas de faim dans ce pays. Je pris mes calepins, je dis adieu à mes amis, et me voilà en route. J’avais fait quelques pas à peine lorsque je me sentis frapper sur l’épaule.

— Pardon de la liberté, me dit Petit, c’est moi.

— Que veux-tu ?

— Vous accompagner ; j’ai entendu dire que vous alliez par là-bas saluer quelque chose, et je m’embête abord.

— Eh bien ! reste à terre si tu en as la permission et laisse-moi tranquille. Je vais faire un pèlerinage ; cette course est un pieux devoir pour quiconque a l’occasion de le remplir, et l’on ne va là ni pour rire ni pour se griser.

— Je vous jure de ne pas me griser et de ne pas rire ; tenez, je serai triste comme si j’avais perdu Marchais, comme si vous aviez été démâté d’un bras. Est-ce que vous n’avez pas été content de moi dans ce village de galeux, aux Mariannes ?

— Si, mais il faut…

— C’est dit, je vous accompagne.

— Je ne t’ai rien promis, et pour…

— Suffit, je savais bien que vous accorderiez ; vous n’êtes pas si bête de laisser Petit ici tout seul : il ferait quelque sottise. Comment donc s’appelle celui que nous allons pleurer ?

— Cook.

— Il paraît que c’était le Coq des marins de son temps. Et ces fahichiens l’ont tué… Et vous défendez qu’on les saborde ! Ça n’a pas le sens commun ; vous vous détériorez, monsieur Arago. Le premier qui nous regarde un tant seulement du coin de l’œil, d’un seul geste de ma main droite je le fais virer de bord lof pour lof.

— Point ; tu ne seras jamais qu’un querelleur, un vaurien.

— On dit que c’est mal de changer, je mourrai comme ça.

Et tout en causant, nous avancions le long de la plage sans galets. Un petit bourg nommé Kakooah s’offrit bientôt à nous ; nous y entrâmes Petit et moi, et la première parole que prononça mon matelot à un insulaire surpris et presque effrayé de notre présence fut ava.

Aroué, répondit le Sandwichien, aroué (non, je n’en ai pas).

— Parole d’honneur ! dit Petit, ils sont tous à rouer, ils n’ont que ça à vous jeter à la face.

— Tais-toi et viens ; tu es un ivrogne !

— Ivrogne ! le moyen de l’être quand on n’a rien à boire !