tigre le premier se laissa tomber, le lion le suivit à une demi-seconde de distance, et cette fois ce fut lui qui éprouva ces mouvements saccadés que nous avions d’abord remarqués dans le tigre. Une longue lutte devenait impossible, trop de sang inondait le sol, trop de dents s’étaient usées à mordre, trop d’ongles s’étaient émoussés à déchirer ; une nouvelle commotion devait être la dernière. Voyez : les deux jouteurs se tiennent debout et pressés, les deux mâchoires sont enchâssées l’une dans l’autre et serrées comme des étaux, on sent les os qui craquent et se brisent. Mais le tigre recule, il faiblit, il chancelle, il tombe… Et le lion, avec un terrible rugissement, le prend à la gorge et semble vouloir punir le vaincu de sa longue résistance. Il ne lâchait point sa proie, l’impitoyable roi des forêts, le monarque redouté des déserts : il la tenait toujours là sous sa puissante griffe, il la déchirait par lambeaux, il broyait sa tête osseuse, et il allait donner son dernier coup de mâchoire quand un monstrueux crocodile, sortant vivement des eaux, s’élança sur le quadrupède vainqueur, le saisit par les pattes ensanglantées et l’entraîna au fond des eaux. Un cadavre seul resta sur la plage au pied du cocotier, et, quelques instants après, une large traînée de rouge se dessina sur le Gange et annonça le repas du vorace amphibie.
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