Page:Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première Série, Tome I (2e éd).djvu/18

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d’agents, quoiqu’il y eût moins de despotes, parce que les ministres lui appliqueraient au besoin toutes les forces motrices d’un grand État.

Le despotisme féodal était sûrement plus contre nature ; mais il y avait au moins une espèce de lien, de relation qui liait le serf à son maître, et intéressait le seigneur à son esclave ; au lieu que le despotisme des ministres ne portait sur aucune base qui ne fût odieuse. L’un appartenait plus à la barbarie, l’autre fut plus atroce. Le ministre qui ne regardait sa place que comme un passage où il devait puiser sa fortune, ne croyait avoir d’autre intérêt que de dissiper, tyranniser et dépréder ! Était-il un crime plus punissable et moins puni ? On se contentait de le renvoyer avec les dépouilles de l’État ; et sa famille, qui se consolait du deuil de l’ambition avec ce qu’elle avait obtenu de la faveur, comptait après les premiers temps de la disgrâce, parmi ses titres d’illustration, d’avoir eu un ministre dans son sein, tandis qu’elle devait n’en conserver que la tache.

Au régime désastreux de la féodalité succédèrent aussi toutes les horreurs de la fiscalité. Ces derniers siècles seront fameux par les atteintes que le système financier porta à l’humanité ; alors parurent ces lois, ces édits injurieux aux droits des peuples, provoqués par la faiblesse des princes, ou dictés par la mauvaise foi de leurs ministres ; alors naquit la gabelle, ce fléau destructeur, qui enlève à l’homme l’usage d’un bien que la nature a prodigué aux nations, qui a fait couler des flots de larmes et de sang, et torturer des milliers de malheureux.

Ces maux augmentèrent par la vénalité des charges, abus qui ouvrit une ressource au rival de Charles-Quint, et qui, dans la suite, couvrit tout le royaume de deuil par les arrêts iniques des compagnies de magistrature qui, ayant hérité, comme d’un immeuble, du droit de juger leurs semblables, vendirent la justice, ou la firent vendre par leurs secrétaires et des courtisanes.

L’abbé Mably, en parlant des vices des empires, observe qu’il y en a de féconds, et qui servent, pour ainsi dire, de matrice et de foyer à la corruption. « À leur tête, dit-il, est ce vice, dont je ne sais pas le nom, monstre à deux corps, composé d’avarice et de prodigalité, qui ne se lasse jamais d’acquérir ni de dissiper, et dont les besoins, toujours renaissants et toujours insatiables, ne se refusent à aucune injustice. C’est à ce vice ou ce monstre que l’on doit l’infâme et incalculable impôt de la vénalité. » Vers la fin du dernier règne, M. Quinaut fut chargé de dresser un état de toutes le charges et emplois créés pour avoir de l’argent ; ils montèrent à plus de trois cent mille. La création de ces charges, la plupart inutiles, dont les revenus grevaient l’État, étaient, comme toutes les espèces d’emprunts dont un gouvernement ne peut, ainsi qu’un commerçant, faire valoir le capital, un impôt indirect payé par le peuple.

On voulait, disait-on, éviter la corruption attachée à la misère ! On repoussait avec dédain quiconque ne pouvait, pour un emploi, offrir que lui-même, et que rien ne distinguait, excepté les talents ! En vain eussiez-vous, par votre mérite, par vos services, cherché à surmonter les désavantages du rang et de la fortune, vous vous trouviez comme enlacé dans un cercle vicieux dans lequel se fondait toute émulation ; car, ou vous ne pouviez rien devenir si vous n’aviez été quelque chose, ou l’on ne donnait le droit d’acquérir des richesses qu’à ceux que déjà la corruption et les intrigues avaient enrichis.

Mais quel est donc le plus incorruptible, l’homme opulent, ou le citoyen pauvre ? Qui des deux voit-on ramper dans les cours ? Qui se traîne le plus souvent aux pieds des ministres ? Qui étudie l’art de violer la conscience des princes ? Qui mendie avec insolence, reçoit avec «rgueil, et regarde une faveur obtenue comme le droit d’en obtenir une nouvelle ? Qui peut cacher aisément ce qu’il a reçu dans ce qu’il possède ? Et qui, par ses profusions mêmes, se rend plus suspect de rapines ? L’homme pauvre ou médiocrement aisé qui se trouvait exclu des places, n’offrait-il pas, au contraire, dans l’habitude de l’ordre et des mœurs domestiques, le gage le plus précieux de son intégrité ? Moins il possède, plus il est près de vous, de vos intérêts, plus il a besoin de mériter votre estime, puisque votre estime lui donne un lustre supérieur à l’opulence, et place au-dessous de lui le millionnaire qui n’a que son or.