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[1re Série, T. Ier ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Introduction.]

une députation nombreuse, pour porter au pied du trône les réclamations de la province sur les vices de l’organisation de ses États. Cet exemple fut suivi par une foule de villes et de provinces ; on n’entendit parler que d’assemblées municipales, d’adresses au roi, de pétitions de corps, de communautés, et le prince fut investi des députés du peuple.

La noblesse bretonne, surprise de ce mouvement universel, au moment où elle venait de rendre à la patrie des services signalés, crut voir dans ce concert unanime du peuple une insurrection contre elle, excitée ou fomentée par le ministère, en représailles de la protection qu’elle avait accordée aux Parlements[1].

Telle était la disposition des esprits, lorsque les États furent convoqués à Rennes le 29 décembre 1788. Le tiers état n’avait qu’un moyen de prévenir l’influence de la coalition des deux premiers ordres : c’était d’obtenir une représentation suffisante dans l’assemblée avant qu’elle fût constituée, de manière à pouvoir se lier par ses décrets. Il la demanda, et profita, pour parvenir à son but, de la première formalité à laquelle il devait concourir.

Les délibérations des États de Bretagne n’étaient regardées comme légales que lorsque le registre sur lequel elles étaient portées avait été chiffré, signé et paraphé, page par page, par des commissaires des trois ordres. Cette commission s’appelait la commission de la chiffrature : elle devait être nommée le troisième jour de la tenue des États. Toutes les communautés de la province défendirent d’un commun accord à leurs représentants de procéder à cette nomination, avant qu’on eût fait droit à leur demande ; et pour déterminer plus efficacement l’assentiment des États, elles suspendirent toutes les administrations intérieures de la province, en refusant de continuer, comme cela était d’usage à l’époque des élections, les pouvoirs de leurs députés membres des commissions intermédiaires qui représentaient les États.

Aussi la noblesse et le clergé réunirent tous leurs efforts pour contraindre le tiers à franchir ce pas décisif. Mais celui-ci se maintint avec une fermeté inébranlable dans le système d’inaction qu’il avait adopté, et ni les instances des privilégiés, ni les ordres mêmes des commissaires du roi, ne purent le faire chanceler.

Le 7 janvier, le commandant de la province apporta à l’assemblée un arrêt du conseil qui suspendait les séances des États jusqu’au 3 février, et enjoignait aux députés du tiers de se retirer vers leurs commettants, et de leur demander de nouveaux pouvoirs. Le procureur général syndic protesta en présence de M. Thiard contre un acte d’autorité contraire aux droits de la province et aux droits des États. Les présidents et les orateurs des premiers ordres conjurèrent le tiers état. Il répondit qu’il n’entendait prendre aucune part aux délibérations des États, et qu’il avait arrêté d’obtempérer à l’arrêt du conseil.

Le chevalier du Guer, pour arrêter les communes, fait jurer tous les gentilshommes et le clergé qu’ils n’entreraient jamais dans aucune administration publique autre que celle des États formée et réglée selon la constitution actuelle. Mais ce serment ne produisit aucun effet sur le tiers ; et le 9 janvier, après avoir intimé de nouveau sa résolution à l’assemblée, il se retira ; les deux premiers ordres résolurent de proroger la séance, sans désemparer, jusqu’au 3 février.

Le plus grand nombre des députés du tiers se rendit à Paris, persuadé que ce serait à la cour que l’on chercherait à frapper les plus grands coups. Cependant les diverses corporations et communautés s’assemblaient conformément à l’arrêt du conseil, pour délibérer sur le parti qu’elles devaient prendre dans des circonstances aussi difficiles. Le Parlement qui, jusqu’alors, avait gardé le silence, vint se mêler à la querelle, et décréta d’ajournement personnel les syndics des communautés. Cet arrêt, auquel ils ne jugèrent pas à propos d’obtempérer, augmenta l’erreur de part et d’autre ; et une étourderie de quelques partisans outrés des ordres privilégiés, occasionna des scènes sanglantes, des catastrophes, qui menacèrent la province d’un massacre général et faillirent imprimer au nom breton une infamie éternelle.

Pendant le ministère de l’archevêque de Sens, on avait imaginé de jeter du ridicule sur ces opérations, en les parodiant : on avait installé sous les fenêtres du commandant un grand bailliage figuré par des portefaix et des gagne-deniers en simares. Les mêmes acteurs paraissant également propres à jeter du ridicule sur les assemblées des corps de métiers et des communautés, on résolut de les employer. Des billets furent en conséquence distribués dans les dernières classes du peuple, pour les inviter à se rendre à une assemblée indiquée au champ de Montmorin : elles y accoururent en foule. Un laquais fut l’orateur de ces nouveaux comices, une table fut sa tribune aux harangues. Il représenta à ses auditeurs, avec toute l’éloquence du genre qui leur convenait, que c’étaient les États qui les faisaient vivre ; que le but évident du haut tiers était d’en abolir les assemblées, qu’alors ils mourraient de faim, ce qui n’était pas douteux, puisque le pain était hors de prix. Il conclut à ce que l’assemblée se transportât au Palais pour déclarer au Parlement qu’elle était de l’avis de la noblesse ; et prier les magistrats de mettre le pain à bon marché.

  1. On prétendit que l’archevêque de Sens avait répandu des sommes considérables pour armer les roturiers contre les nobles, faire écraser la noblesse par le peuple, afin d’écraser ensuite le peuple sous le poids immense de l’autorité royale.