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Page:Artaud - Le théâtre et son double - 1938.djvu/37

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LA MISE EN SCÈNE ET LA MÉTAPHYSIQUE

même avant d’avoir pu distinguer que le drame était né dans le ciel, se passait dans le ciel, l’éclairage particulier de la toile, le fouillis des formes, l’impression qui s’en dégage de loin, tout cela annonce une sorte de drame de la nature, dont je défie bien n’importe quel peintre des Hautes Époques de la peinture de nous proposer l’équivalent.

Une tente se dresse au bord de la mer, devant laquelle Loth, assis avec sa cuirasse et une barbe du plus beau rouge, regarde évoluer ses filles, comme s’il assistait à un festin de prostituées.

Et en effet elles se pavanent, les unes en mères de famille, les autres en guerrières, se peignent les cheveux et font des armes, comme si elles n’avaient jamais eu d’autre but que de charmer leur père, de lui servir de jouet ou d’instrument. C’est ainsi qu’apparaît le caractère profondément incestueux du vieux thème que le peintre développe ici en des images passionnées. Preuve qu’il en a compris absolument comme un homme moderne, c’est-à-dire comme nous pourrions la comprendre nous-mêmes, toute la profonde sexualité. Preuve que son caractère de sexualité profonde mais poétique ne lui a, pas plus qu’à nous, échappé.

Sur la gauche du tableau, et un peu en arrière-plan, s’élève à de prodigieuses hauteurs une tour noire, étayée à sa base par tout un système de rocs, de plantes, de chemins en lacets marqués de bornes, ponctués çà et là de maisons. Et par un heureux effet de perspective, un de ces chemins se dégage à un moment donné du fouillis à travers lequel il se faufilait, traverse un pont, pour recevoir finalement un rayon de cette lumière orageuse qui déborde d’entre les nuages, et asperge irrégulièrement la contrée. La mer dans le fond de la toile est extrêmement haute, et en plus extrêmement calme étant donné cet écheveau de feu qui bouillonne dans un coin du ciel.