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SUR LE THÉATRE BALINAIS

qu’il y a de frappant et de déconcertant, pour nous, Européens, est l’intellectualité admirable que l’on sent crépiter partout dans la trame serrée et subtile des gestes, dans les modulations infiniment variées de la voix, dans cette pluie sonore, comme d’une immense forêt qui s’égoutte et s’ébroue, et dans l’entrelacs lui aussi sonore des mouvements. D’un geste à un cri ou à un son il n’y a pas de passage : tout correspond comme à travers de bizarres canaux creusés à même l’esprit !

Il y a là tout un amas de gestes rituels dont nous n’avons pas la clef, et qui semblent obéir à des déterminations musicales extrêmement précises, avec quelque chose de plus qui n’appartient pas en général à la musique et qui paraît destiné à envelopper la pensée, à la pourchasser, à la conduire dans un réseau inextricable et certain. Tout en effet dans ce théâtre est calculé avec une adorable et mathématique minutie. Rien n’y est laissé au hasard ou à l’initiative personnelle. C’est une sorte de danse supérieure, où les danseurs seraient avant tout acteurs.

On les voit à tout bout de champ opérer une sorte de rétablissement à pas comptés. Alors qu’on les croit perdus au milieu d’un labyrinthe inextricable de mesures, qu’on les sent près de verser dans la confusion, ils ont une manière à eux de rétablir l’équilibre, un arcboutement spécial du corps, des jambes torses, qui donne assez l’impression d’un chiffon trop imprégné et que l’on va tordre en mesure ; — et sur trois pas finaux, qui les amènent toujours inéluctablement vers le milieu de la scène, voici que le rythme suspendu s’achève, que la mesure s’éclaircit.

Tout chez eux est ainsi réglé, impersonnel ; pas un jeu de muscles, pas un roulement d’œil qui ne semblent appartenir à une sorte de mathématique réfléchie qui mène tout et par laquelle tout passe. Et l’étrange est que dans cette dépersonnalisation systématique, dans ces