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SUR LE THÉATRE BALINAIS

que et de l’inspiration spontanée, c’est possible, mais que l’on ne dise pas que cette mathématique est créatrice de sécheresse, ni d’uniformité. La merveille est qu’une sensation de richesse, de fantaisie, de généreuse prodigalité se dégage de ce spectacle réglé avec une minutie et une conscience affolantes. Et les correspondances les plus impérieuses fusent perpétuellement de la vue à l’ouïe, de l’intellect à la sensibilité, du geste d’un personnage à l’évocation des mouvements d’une plante à travers le cri d’un instrument. Les soupirs d’un instrument à vent prolongent des vibrations de cordes vocales avec un sens de l’identité tel qu’on ne sait si c’est la voix elle-même qui se prolonge ou le sens qui depuis les origines a absorbé la voix. Un jeu de jointures, l’angle musical que le bras fait avec l’avant-bras, un pied qui tombe, un genou qui s’arque, des doigts qui paraissent se détacher de la main, tout cela est pour nous comme un perpétuel jeu de miroir où les membres humains semblent se renvoyer des échos, des musiques, où les notes de l’orchestre, où les souffles des instruments à vent évoquent l’idée d’une intense volière dont les acteurs eux-mêmes seraient le papillotement. Notre théâtre qui n’a jamais eu l’idée de cette métaphysique de gestes, qui n’a jamais su faire servir la musique à des fins dramatiques aussi immédiates, aussi concrètes, notre théâtre purement verbal et qui ignore tout ce qui fait le théâtre, c’est-à-dire ce qui est dans l’air du plateau, qui se mesure et se cerne d’air, qui a une densité dans l’espace : mouvements, formes, couleurs, vibrations, attitudes, cris, pourrait, eu égard à ce qui ne se mesure pas et qui tient au pouvoir de suggestion de l’esprit, demander au théâtre Balinais une leçon de spiritualité. Ce théâtre purement populaire et non sacré, nous donne une idée extrordinaire- du niveau intellectuel d’un peuple qui prend pour fondement de ses réjouissances civiques les luttes d’une âme en proie aux larves et aux fantômes de