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MISERES. 45

Protestassent mourants contre nous de leurs cris :
Mes cheveux estonnez hérissent en ma teste;
J’appelle Dieu pour juge, et tout haut je déteste
Les violeurs de paix, les perfides parfaicts
Qui d’une salle cause amenent tels effects.
Là je vis estonné les cœurs impitoyables,
Je vis tomber l'effroy dessus les effroyables.
Quel œil sec eust peu voir les membres mi-mangez
De ceux qui par la faim estaient morts enragez!
Et encore aujourd’huy, sous la loy de la guerre,
Les tygres vont bruslants les thresors de la terre,
Nostre commune mère; et le degast du pain
Au secours des lions ligue la pasle faim.
En ce point, lors que Dieu nous espanche une pluie,
Une manne de bleds, pour soustenir la vie,
L homme, crevant de rage et de noire fureur,
Devant les yeux esmeus de ce grand bien-faicteur,
Foule aux pieds ses bien-faicts en villenant sa grace,
Crache contre le Ciel, ce qui tourne en sa face.
La terre ouvre aux humains et son laict et son sein,
Mille et mille douceurs, que de sa blanche main
Elle appreste aux ingrats qui les donnent aux flammes.
Les desgasts font sentir les innocentes ames.
En vain le pauvre en l’air esclatte pour du pain :
On embraze la paille, on faict pourrir le grain.
Au temps que l’affamé à nos portes séjourne,
Le malade se plaint : cette voix nous adjourne
Au throsne du grand Dieu. Ce que l’affligé dit
En l’amer de son cœur, quand son cœur nous maudit.
Dieu l’entend. Dieu l’exauce, et ce cry d’amertume
Dans l’air ni dans le feu volant ne se consume;
Dieu scelle de son sceau ce piteux testament,