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AUX LECTEURS.

oster la négligence de ses enfants, et à ces larrons leur proye, et puis l’obligation que je veux gagner sur les meilleurs de ce siècle, sont les trois excuses que je mets avant pour mon péché. Il vient maintenant à propos que je die quelque chose sur le travail de mon maistre et sur ce qu’il a de particulier. Je l’ay servi vingt et huict ans presque tousjours dans les armées, où il exerçoit l’office de mareschal de camp avec un soing et labeur indicible, comme estimant la principale partie du capitaine d’estre présent à tout. Les plus gentilles de ses pièces sortoient de sa main ou à cheval, ou dans les trenchées, se délectant non seulement de la diversion, mais encor de repaistre son esprit de viandes hors de temps et saison. Nous luy reprochions familièrement cet empereur qui ne vouloit le poisson de mer que porté de cent lieues. Ce qui nous fachoit le plus, c’estoit la difficulté de luy faire relire. Quelqu’un dira : « Il y paroist en plusieurs endroits » ; mais il me semble que ce qui a esté moins parfaict, par sa négligence, vaut bien encor la diligence de plusieurs. J’en dirois davantage si l’excessive louange de mon Maistre n’estoit en quelque façon la mienne. J’ay pris quelques hardiesses envers luy, comme sur quelques mots qui sentent le vulgaire. Avant nous respondre, il fournissoit tousjours le vers selon nostre désir ; mais il disoit que le bon-homme Ronsard, lequel il estimoit par dessus son siècle en sa profession, disoit quelquefois à luy et à d’autres : « Mes enfants, deffendez vostre mère de ceux qui veulent faire servante une damoiselle de bonne maison. Il y a des vocables qui sont françois naturels, qui sentent le vieux, mais le libre françois, comme dougé, tenue, empour, dorne, bauger, bouge, et autres de telle sorte. Je vous recommande par testament que vous ne laissiez point perdre ces vieux termes, que vous les em-