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— Je ne sais pas au juste, mon cher lord Carew, quel sens vous attachez réellement à ces derniers mots. Mais, pour me servir de vos propres termes, je considère qu’il n’est pas, dans la vie, de plus bel épanouissement que de se dévouer à son prochain.

— J’admire certes que l’on pratique le bien. Je vous admire donc de vous y consacrer. Mais je ne puis admettre qu’un homme, fût-il un saint — et il n’y en a guère de nos jours — puisse s’y vouer uniquement et exclusivement, en faisant complète abstraction de lui-même, sans qu’un jour, fatalement, une réaction se produise. Vous ne nierez pas l’instinct, by Jove ! Vous ne nierez pas que, si supérieur qu’il soit, un homme ne soit qu’un homme, avec quelques vertus, un peu plus de défauts, et quelquefois des vices par surcroît…

— Tout à fait exact, malheureusement. Mais l’homme fort est précisément celui qui, sans nier l’instinct, n’admet pas sa toute-puissance : c’est le meilleur moyen de combattre sa tyrannie.

— Allons donc, reprit lord Carew qui s’échauffait. Je prétends, moi, qu’on n’annihile pas l’instinct, et que le meilleur moyen de vaincre les passions, c’est encore de ne pas les contrarier, sinon, elles finissent par prendre leur revanche. C’est, du moins, la théorie que j’ai toujours mise en pratique. J’ai vécu. Sans me faire l’esclave de mes passions, j’ai fait bon ménage avec elles, les traitant en personnes aimables.

Le Dr Lanyon jugea opportun de couper court à la discussion, en faisant remarquer qu’il était grand temps d’aller rejoindre les dames.


Lorsqu’au bout d’une heure, après qu’on eut fait un peu de musique et que Jekyll eut tendrement et longuement causé avec sa fiancée, les invités de lord Carew commencèrent à se retirer, celui-ci, toujours à son idée, avait combiné avec John Utterson d’entraîner le jeune médecin dans une tournée de cabarets de nuit. Il sortit donc en même temps que lui en prétextant vis-à-vis de Maud qu’il allait un instant jusqu’à son cercle, et formula gaîment sa proposition. Jekyll commença par refuser, mais finit par se laisser convaincre sur l’insistance même de Lanyon qui n’était pas mécontent d’une occasion de distraire un peu son ami de ses constantes pensées.

Lord Carew dirigea le petit groupe vers un établissement interlope, mi-partie tripot, mi-partie music-hall, et où dansait depuis quelque temps une jeune Espagnole, Dolorès, déjà célèbre dans le milieu pour sa merveilleuse beauté, Elle était précisément en scène au moment où les quatre hommes pénétrèrent dans une loge à proximité. Et tandis que lord Carew faisait apporter du champagne, Utterson se dirigea vers le tenancier de l’établissement et lui murmura quelques mots à l’oreille en lui glissant quelques pièces d’or dans la main. L’homme eut un clignement d’yeux entendu, et d’un signe appela la danseuse qui terminait son numéro. Lorsqu’elle se vit en présence d’Utterson, elle dissimula sous un sourire de commande le peu d’enthousiasme que lui causait son invitation, mais son expression changea subitement quand elle aperçut Jekyll dans la loge vers laquelle on la conduisait. Le mâle et beau visage du jeune homme, qui contrastait si singulièrement avec les physionomies dégradées des habitués du lieu, sembla exercer sur elle une sorte de fascination. Sans même prêter attention à lord Carew et à ses amis, elle alla à lui et passant ses bras à son cou dans un mouvement qui bien souvent chez elle avait été professionnel, mais qui à ce moment était sincère et spontané, elle lui tendit ses lèvres, semblant s’offrir toute.

Lord Carew observait, goguenard.

En voyant se fixer aux siens les yeux de la jeune femme, Jekyll éprouva un vertige inconnu jusqu’à ce jour. Pour la première fois de sa vie, il se sentit entraîné par une sorte de puissance irrésistible, quand tout à coup, dans un sursaut de volonté, il se reprit. Doucement, il dénoua l’étreinte des bras qui l’enserraient. Il passa rapidement devant lord Carew et sortit, suivi de Lanyon.


Dans le cab qui les emmenait tous deux, il demeura pensif, regardant jusqu’au fond de lui-même, pour s’avouer qu’un bref instant sa volonté était demeurée engourdie, absente. Était-il exposé à la voir quelque jour faiblir, l’abandonner, vaincue par l’instinct dont, précisément, il ne voulait pas admettre chez l’homme vraiment fort la toute-puissance ? Devait-il jamais avoir à se reprocher d’avoir cédé à quelque entraînement que son seul respect de lui-même réprouvait ? Non. Il était, en définitive, sûr de lui. Mais combien d’autres, moins bien armés, pouvaient avoir tous les jours à rougir de s’être laissé aller. Malgré leur volonté de résistance peut-être, à la satisfaction d’instincts beaucoup plus vils encore, à la tentation d’accomplir les actes les plus coupables ?… L’incident passager de ce soir était un avertissement pour le pousser plus que jamais à chercher le moyen scientifique de traiter toutes ces misères.

Le Dr Lanyon avait respecté tout le long du trajet la méditation dans laquelle s’était plongé son ami. Sur son invitation, il monta un instant chez lui. Dans le vaste et paisible cabinet, il laissa son regard errer sur les rayons surchargés de livres, sur le bureau où s’étalaient de larges feuillets couverts de la ferme écriture de Jekyll, et, se laissant tomber dans un fauteuil, il dit, comme s’il continuait une conversation déjà commencée :

— Oui, certes, le travail, l’intimité du foyer, tout le bonheur est là. Quand je pense que ce brave Carew est resté dans ce bouge et qu’il va y passer une partie de la nuit, à boire avec des filles, à se commettre avec de louches individus : quel dommage vraiment que cet homme ait de pareils vices !

— Et malgré cela, remarqua Jekyll, il a élevé Maud comme le plus vigilant et le plus tendre des pères.

— Oui. Chez lui, vraiment, le meilleur et le pire se coudoient, et vivent en parfaite harmonie. Et, à sa façon, il est heureux.

— Non, Lanyon, il ne peut pas l’être, car à certains moments, forcément et quoi qu’il en dise, son âme, dans ce qu’il subsiste d’élevé en elle, doit souffrir des funestes entraînements auxquels il se laisse emporter. Pensez-vous que, lorsqu’après une nuit de débauche, il se retrouve auprès de sa fille, il n’ait pas parfois, en présence de cette pureté, honte de sa turpitude ? Ah ! mon ami, si, en attendant que la science parvienne à vaincre le mal, elle pouvait, du moins, arriver, comme première étape, à séparer nettement, chez un être, ses bons et ses mauvais instincts !

Lanyon haussa les épaules. Mais Jekyll, emporté par son rêve, comme illuminé maintenant, poursuivait :

— Demeurez sceptique, Lanyon. Je vous dis, moi, que la science, qui a fait déjà de véritables miracles, est appelée à bouleverser toutes nos vieilles conceptions. Quel progrès à réaliser, déjà, que de mettre l’âme à l’abri des souillures du mal ! Arriver à ce qu’un homme puisse satisfaire toutes ses passions sans que ce qu’il y a de bon en lui en souffre ; à ce qu’un individu puisse vivre à sa volonté, totalement, tantôt avec ses bons penchants, tantôt avec les mauvais, sans que jamais l’instinct contrarie la raison, et inversement, sans que jamais la raison vienne s’ériger en juge devant les appels de l’instinct. Ah ! ce serait merveilleux, passionnant, plus j’y pense.

Le Dr Lanyon se leva brusquement, le sourcil froncé :

— Jekyll, dit-il sévèrement, vos divagations deviennent dangereuses plus que jamais et il est criminel de votre part de laisser votre merveilleuse intelligence s’égarer vers de pareilles folies. Je ne veux pas en