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Mais il songea aussi qu’il lui prendrait fantaisie bientôt d’expérimenter jusqu’au bout sa découverte, de vivre le nouveau personnage qu’il avait le pouvoir de créer. Il fallait que personne dans la maison ne pût s’étonner de voir à l’occasion cet être hideux, auquel il décida, pour ses gens, de donner une personnalité propre. Il s’appellerait M. Hyde.


Il composait d’étranges mélanges…

Il sonna son vieux domestique :

— Jack, lui dit-il, tu verras sans doute venir ici, un de ces jours, un grand ami à moi, M. Hyde. Le malheureux est complètement difforme. Je désire, au cas où je ne serais pas là, que tu le traites comme moi-même, que tu te mettes à ses ordres, et que cette maison soit tout entière à sa disposition.

Le vieillard s’inclina, et se retirait.

— Ah ! de plus, ajouta son maître, et pendant que j’y pense, tu feras installer dès demain un grand miroir dans mon laboratoire. J’en aurai besoin pour certaines expériences.


Un instant, il hésita.

Pendant les quelques jours qui suivirent, Jekyll, comme il se l’était promis, se consacra à ses occupations habituelles et se trouva heureux de passer de longs instants auprès de sa fiancée. Mais, un soir, il céda à une impulsion soudaine, et, s’enfermait dans son laboratoire. Il devint, en quelques minutes, sous son effroyable aspect, M. Hyde. Il endossa les vêtements qu’il avait eu soin d’acheter pour la circonstance, et, ouvrant une porte dérobée qui donnait directement sur lu rue, il s’enfonça dans la nuit.

Il se dirigea vers les quartiers où lord Carew l’avait entraîné quelques semaines auparavant ; il parcourut les ruelles louches où toute la plus crapuleuse débauche s’étalait au grand air. Des ivrognes chantaient à tue-tête. Des filles du plus bas étage hurlaient des propos grossiers et une flamme s’allumait dans ses yeux.


Ce n’était plus une face humaine…

Il avisa un de ces hôtels sordides qui abondaient dans ces parages, demanda une chambre. Une horrible mégère le conduisit à un ignoble taudis et son regard brilla de convoitise lorsque, pour en acquitter le prix infime, Hyde tira de sa poche une liasse de billets de banque. Il aurait pu aisément se procurer ailleurs un asile propre et convenable. Il semblait se délecter, au contraire, de l’abjection de ce repaire. Il repartit aussitôt, et à grands pas maintenant, vers l’établissement où il avait vu Dolorès. Elle était là, encore sur la scène. Comme il l’avait vu faire à John Utterson, il alla au tenancier, lui dit quelques mots à voix basse. L’homme le regarda, et, quelque cynique, quelque cuirassé qu’il fût devant tous les vices, il sembla hésiter. Mais quelques guinées glissées dans sa main le décidèrent. Il fit un signe affirmatif et bientôt Hyde, installé au fond d’une loge, une expression de convoitise bestiale sur la face, attendait impatiemment l’Espagnole.

Elle eut un mouvement de recul lorsqu’elle ouvrit la porte et qu’elle se vit en face du monstre qui l’avait fait appeler. Elle allait fuir. Mais déjà Hyde, grimaçant un sourire qui le rendait plus hideux encore, lui avait saisi le poignet, la retenait, la forçait à s’asseoir. Elle frissonna à ce contact, au frôlement de cette main horrible qui se glissait le long de son bras ; elle pensa défaillir lorsqu’elle sentit s’y appuyer cette bouche effroyable… Mais, de loin, les yeux du tenancier la fixaient impérieusement… Elle resta, elle but à la coupe que lui tendait Hyde, elle subit, en se raidissant contre sa répulsion, le voisinage de cet être de cauchemar. Et comme à certain moment ses yeux se portaient avec une singulière fixité sur une grosse bague qu’elle portait au doigt, il demanda :


Il se précipita vers sa glace…

— Qu’est-ce que ce curieux bijou ?

— Rien, dit-elle comme sortant d’un rêve. Il n’a pas d’intérêt pour vous.

— Mais encore ?

— C’est un vieil anneau de la Renaissance italienne ; il contient dans son chaton un poison foudroyant. Je le tiens de ma grand’mère qui était gitane, donc quelque peu sorcière, et qui m’en a bien souvent raconté l’histoire.

— Quelle histoire ? reprit Hyde en retirant la bague du doigt de la jeune femme afin de l’examiner de plus près.

— Un tragique drame de jalousie, de haine et d’amour dans lequel, il y a bien, bien des années, une parcelle de la poudre qui est cachée là-dedans a suffi à faire mourir, au milieu d’un festin, deux amants qui s’adoraient.

— Mais qui prouve, depuis le temps, que cette poudre que j’aperçois, en effet, à travers la transparence de la pierre, soit toujours le fameux poison ?


Il dit au tenancier quelques mots…

— Ma grand’mère a voulu s’en convaincre. Elle en a essayé l’effet sur un malheureux chien.

Il a été immédiat. Et J’ai conservé précieusement cette poudre, pensant qu’à certains moments de trop grande détresse il est bon d’avoir un moyen facile de s’évader de la vie.

Il ricana :

— Une belle fille comme toi ne songe pas à mourir. Je t’achète cet anneau. Tiens…

Elle allait protester. Mais la somme qu’il lui tendait était, pour elle, tellement considérable qu’elle ne pouvait la refuser.

— Et maintenant, partons conclut Hyde.

Il passa son bras sous celui de Dolorès, pencha vers elle son visage plus effrayant que jamais et l’entraîna comme une proie.


Pendant une semaine entière, Jekyll, sous le masque diabolique de son identité nouvelle, se laissa aller à toute la série des débauches auxquelles il avait jusqu’alors si complètement répugné. Oublieux de tout ce qui avait été l’objet naguère de ses généreuses aspirations, oublieux de son amour, il ne revint pas une fois pendant cette période à sa véritable personnalité. C’est sous l’aspect de Hyde qu’il habitait sa maison, affolant Jack par son masque repoussant, par ses excentricités et ses brutalités. Il dormait d’ailleurs presque tout le long de la journée, et, dès le soir venu, il sortait et, se glissant, sinistre, le long des murs, il allait vers tous les endroits où le poussaient ses passions déchaînées.


John Utterson prit Jekyll à part.

Il tenait Dolorès quasi prisonnière dans la misérable chambre qu’il avait louée, et la malheureuse, terrorisée par les menaces qu’il proférait avec une froide cruauté pour lui interdire de sortir, de retourner à son music-hall, n’osait se soustraire à sa domination en fuyant et devait se soumettre, frémissante d’horreur.

Puis il redevint, pour quelques jours aussi, le Dr  Jekyll, et ce fut avec une vive allégresse que Jack le vit de nouveau au logis ; il ne manqua pas de parler de la visite qu’y avait faite M. Hyde :

— Je ne l’ai pas vu depuis hier, ajouta le vieux domestique, formulant in petto le vœu de ne le revoir jamais. Mais il fut vite désabusé :

— Il reviendra bien un jour prochain, dit Jekyll.

Il reprit pendant cette courte période ses occupations, alléguant auprès de Maud et de Lanlyon une absence